lundi 27 octobre 2025

Des livres pour la fin du monde

Des nouvelles de Biberfeld de Laurence Biberfeld

Une campagne de Séverine Chevalier

L'Alphabet de ma vie de Claude Ecken

En attendant Godwin de Claude Ecken

Le Prix de l'anarchie de Claude Ecken

Rhapsodie au soleil de Julien Guerville

A l'envers de Michèle Pedinielli


0–

Seuls les Ours survivront


Les seuls livres qui pourront encore être produits après l'effondrement de notre civilisation seront probablement confectionnés à partir de simples feuilles A4 ou A3 imprimées et pliées en 2, 4 ou 8 pour former des cahiers de 4, 8 ou 16 pages, lesquels seront cousus à la main entre eux (voire agrafés) pour former le résultat final, guère volumineux par définition.


La fin du monde n'est pas (encore) là, mais vous pouvez d'ores déjà lire de semblables livres grâce à la maisonnette d'édition Ours, que j'ai découverte grâce à Claude Ecken – sa novella Le Prix de l'anarchie (2023) étant, selon lui (et selon moi, voir section 13), dans le prolongement direct de son excellent recueil L'Echelle de Reuters (2025)


Histoire de vous donner envie de vous préparer à l'Apocalypse, je vais donc chroniquer – en procédant bêtement par ordre alphabétique de scribe, tout en vous offrant la possibilité de vous affranchir de cet ordre simpliste – quelques-uns de ces ouvrages (lus en service de presse), qui évoquent souvent d'ailleurs la fin du monde, ou la fin d'un monde – ce n'est sans doute pas un hasard...


Comme je suis d'humeur ludique (il y a des jours, comme ça), je vais maintenant vous proposer soit de passer directement à la lecture de mes recensions (section 9), soit de jouer avec moi à un mini-questionnaire dont vous êtes la ou le protagoniste, afin de déterminer quel Ours vous conviendrait le mieux (s'il y en a un, bien sûr).


1–

Rire ou pleurer ?

Si vous êtes plutôt disposé.e à vous esclaffer, au risque que votre rire s'étrangle subitement dans votre gorge, allez en 2.

Si vous êtes plutôt enclin.e à verser des larmes sur notre triste humanité, attrapez une boîte de mouchoirs et allez en 3.


2–

Auto-dérision ou satire ?

Si vous voyez dans votre propre personne – et dans votre propre destinée – une source inépuisable de comique, allez en 4.

Si vous préférez vous épargner, et prendre les autres pour cible de vos moqueries, allez en 5.


3–

Quotidien ou catastrophe ?

Si vous vous satisfaites – presque totalement – de mener une vie ordinaire au sein d'une société délétère, rendez vous en 6.

Si vous aimeriez au contraire que quelque chose d'extraordinaire survienne dans votre vie, et mette en lumière l'inhumanité du système, rendez vous en 7.


4–

Sagacité ou inconscience ?

Si vous avez une conscience aiguë de votre condition, et que vous estimez ne pas valoir mieux qu'un cafard, rendez vous en 15.

Si vous n'êtes pas le couteau le plus affûté du tiroir, mais que vous êtes prêt.e à faire de violents efforts pour compenser, rendez vous en 14.


5–

URL ou IRL ?

Si vous désirez vous moquer des travers d'une communauté internet, voire de l'humanité dans son ensemble, rendez vous en 12.

Si vous voulez stigmatiser une communauté bien plus réelle que virtuelle, afin de vous conforter dans votre conformisme béat, rendez vous en 8.


6–

Haut ou bas ?

Si vous préférez vous glisser dans la peau d'un chercheur en neurosciences computationnelles, et que vous n'êtes pas allergique aux abécédaires, rendez vous en 11.

Si au contraire vous préférer incarner une caissière de supermarché dans une campagne en déréliction, et que vous aimez les films d'horreur, rendez vous en 10.


7–

Victoire ou défaite ?

Si vous pensez, de manière quasi-utopique, qu'il y a fatalement une possibilité de marquer des points contre le capitalisme et le patriarcat, rendez vous en 9.

Si vous croyez au contraire que notre Empire technologique est organisé de manière à absorber toute menace potentielle, rendez vous en 13.


8–

Erreur d'aiguillage.

Il semblerait qu'aucun texte ne corresponde à votre humeur du moment : il ne vous reste donc plus qu'à changer de blog... ou d'état d'esprit. Peut-être aussi que ce questionnaire est mal calibré, et que la lecture de ce qui suit vous éclairera ?


9–

Des nouvelles de Biberfeld de Laurence Biberfeld (2025)


Si vous pensez qu'il est impossible d'être à la fois caustique et utopique, c'est probablement que vous n'avez lu ni Catherine Dufour (Outrage et rébellion) ni Laurence Biberfeld, qui nous offre dans ce mini-recueil trois facettes différentes – et pourtant cohérentes – de son art.


Trésor de guerre est un récit choral, où chacun des quatre (cinq en fait) protagonistes (le Clou, les deux Chats du toit, Marteau Faux-cil, Duboulon) prendra la parole deux fois, de part et d'autres d'une section centrale constituée du dialogue tenu dans le "cabinet du ministre, onze heures" (page 13) – soit neuf sections, autant de cercles que dans l'Enfer de Dante.


Des damnés – de la Terre – et de leur (éventuelle) lutte finale, c'est précisément ce dont il est question ici, d'une façon qui n'est pas sans rappeler le manga Prophecy de Tetsuya Tsutsui ou le roman La Nuit des chats bottés de Frédéric Fajardie – voyez cette remarque des Chats du toit page 6 :

"Ce monde méconnu est la salle des machines de la société de consommation. Des humains noirs de suie et rongés jusqu'au squelette y triment nus dans la clameur des machines, tandis que trois entreponts plus haut valsent des couples insouciants. Mais le jour où la salle des machines explose, la salle de bal coule avec le bateau."


La nouvelle n'est pas seulement une illustration de la thèse bien connue de Marcuse selon laquelle l'espoir de changement gît dans les outsiders du système, elle rappelle aussi, non sans une amère ironie, combien le capitalisme occidental prospère sur la misère du tiers-monde.


Autre nouvelle, autre fin de civilisation : Le Dernier homme prend délibérément le contre-pied du comics scénarisé par Brian K. Vaughan (où le personnage éponyme, Yorick, était pétri de doutes) en mettant en scène – dans les deux premières de ses trois sections – un personnage arrogant, Yarno (oui, là aussi, le nom est un clin d'oeil au chromosome Y).


Exactement comme dans la nouvelle de Chi Hui dans Arborescences, Laurence Biberfeld entend mettre au jours les présupposés sexistes et coloniaux qui fondent trop souvent le space opera des origines ; si l'évasion initiale de Yarbro nous le rendait plutôt sympathique, nous comprenons peu à peu ce qui se dissimule derrière sa volonté de gagner "Lazuli, la planète des femmes" (page 35) – à commencer par cette "grande purification" (page 43) qui a fait diverger les destins des hommes et des femmes (pages 52-53) :

"Maalith était tirée par les cheveux hors de sa cachette, on lui appliquait entre les deux yeux le canon d'un pistolet à tige qui servait d'ordinaire à abattre les porcs. Maalith, le visage aspergé de sang, tombait sur Maalith, le ventre ouvert, tenant ses entrailles dans ses poings, tandis qu'un peu plus loin, sur le trottoir inondé d'une fange cerise, une Maalith enfant, la robe retroussée, exhibait ses jambes broyées et son bassin tordu, essoré comme un linge. L'air était saturé de hurlements, de pleurs, de supplications."


On peut évidemment discuter ad vitam aeternam de la plausibilité de cet événement fondateur du monde ici décrit par Laurence Biberfeld (en réfléchissant par exemple sur l'actuelle arrivée massive de dirigeants masculinistes au pouvoir) ; mais on peut difficilement nier qu'elle s'inscrit habilement dans une tradition remontant au moins à Françoise d'Eaubonne (à laquelle on pense notamment en raison de la "parthogenèse" des pages 38 et 43, voir le Novelliste 8) et culminant, entre autres, avec la nouvelle de luvan dans Arborescences (qui parle, elle aussi, d'hybridation).


Comme son titre le suggère, La Maison du crime a un fond policier (mis à distance par la narration, le fait divers étant conté par une mère à son fils) ; mais c'est surtout une réécriture du vieux thème de la maison hantée, où la maison ne fait pas qu'incarner – voire susciter – les désirs profonds de son occupant, elle symbolise aussi l'esprit même du capitalisme (encore lui) – voir page 79 :

"Les domaines sont comme des tumeurs, ils cherchent à couper les chemins, à interrompre le flux des animaux et des hommes à travers eux, ils sont des pans de terre nécrosée, confisquée. Et ils essaient de s'étendre et se rejoindre, empruntant la stratégie du cancer."


Quoique plus apaisée que les deux textes qui le précèdent (jusque dans sa conclusion), cette nouvelle, la plus courte du mini-recueil, critique tout autant l'ordre socio-économique mis en place par les hommes, tout en ménageant une lueur d'espoir bienvenue.


10–

Une campagne de Séverine Chevalier (2024)


"Une disparition comme cette campagne ça se filme, ça ne se photographie pas. Quand on s'aperçoit c'est généralement passé. Elle surgit au présent, mais a lieu rétrospectivement."


Le "plan" 53 (page 21) d'Une campagne est peut-être celui qui assume le plus la parenté du texte avec ce que je nomme le film d'horreur politique : dans Les Chiens de Jessua, comme dans The Land of Hope de Sono Sion, mais aussi comme dans Les Oiseaux d'Hitchcock, peut-être la matrice du genre, un morceau de territoire est le théâtre d'un "phénomène sans cause ni raisons" (toujours page 21), que les survivant.e.s chercheront finalement à fuir en partant – mais est-ce vraiment possible ?


Ce qui me fait dire cela, ce n'est pas seulement la courbe de l'intrigue, et son organisation en trois actes (plans 1-34 de mise en place ; plans 35-76 d'installation du phénomène ; plans 77-95 d'hégémonie du phénomène), c'est aussi, malgré le "Moi" fugitivement apparu au plan 2 (page 3), l'organisation de l'histoire autour d'une figure de final girl, Marilyn / Marie-Line – l'équivalent donc de Nicole Calfan, de Megumi Kagurazaka ou de Tippi Hedren.


Evidemment, Une campagne a aussi des références littéraires dans son viseur : bien plus que le Georges Perec de La Disparition (évoqué ouvertement dans le plan 59, page 22), on pense très fort à l'île décrite par Yoko Ogawa dans Cristallisation secrète, même si ce ne sont pas les choses, mais bel et bien "les sortes de vivants" (page 32) qui vont petit à petit disparaître – et avec eux, mais de façon moins marquée que chez l'autrice japonaise, "les souvenirs en gros et en détail" (page 28).


"Il est vrai aussi que tous les matins pendant une semaine, l'hiver d'avant les événements, les non-événements, comment faut-il appeler les soustractions ?, elle a regardé les yeux du petit chevreuil mort dans les buissons de derrière la moyenne surface. Ils étaient parfaitement ouverts, elle crut à une énigme qui lui serait personnellement adressée."


Comme Marilyn / Marie-Line dans cet extrait du plan 69 (page 26), nous ne pouvons que nous interroger sur le sens allégorique à donner à ces "soustractions" : si chez Yoko Ogawa il s'agissait clairement d'une métaphore du totalitarisme, voire de notre société numérique moderne d'après Byung-Chul Han (qui commente l'oeuvre au début de La Fin des choses), Séverine Chevalier semble simplement s'attacher à évoquer la fin d'un espace "moins culturellement formaté" (page 11), susceptible d'accueillir celles et ceux qui ont "peur de déranger" (page 39).


Cette interprétation est sans doute trop simpliste, dans la mesure où Séverine Chevalier se garde bien d'idéaliser ce coin de campagne qu'elle nous décrit, au contraire ; peut-être donc qu'Une campagne parle, plus généralement, de cette extinction de masse qui nous guette ; et peut-être aussi que, comme Les Oiseaux d'Hitchock, le texte ne cherche pas à se raccrocher à une quelconque grande problématique de société, juste à nous transmettre un sentiment d'angoisse existentielle...


11–

L'Alphabet de ma vie de Claude Ecken (2020)


Comme son titre l'indique, cette nouvelle de Claude Ecken se présente comme un abécédaire comprenant 27 entrées (il y a un @ final après le Z) et une "définition" commençant par la même lettre, un dispositif textuel rappelant ceux utilisés par GennaRose Netthercott dans Cinquante fleurs pour te briser le coeur – et comme chez l'autrice américaine, cette astuce narrative n'est pas gratuite, elle reflète un état d'esprit bien particulier du narrateur, pour ne pas dire une conception de la vie.


Le début de l'entrée L (page 6) est particulièrement clair de ce point de vue, le narrateur y assumant la discontinuité chronologique de son flot de souvenirs au moyen de la classique image du palais de mémoire (analysée par Frances Yates dans L'Art de la mémoire, et vue par exemple chez le Thomas Harris d'Hannibal, voire chez l'Aragon des Poètes) :

"Linéarité * Le fonctionnement de ma mémoire, je tiens à le préciser, induit cette présentation autobiographique, tant il est vrai qu'on aborde son existence par la porte qu'on veut.Une vie, on y entre et on y passe, comme un courant d'air soulève les rideaux et emporte quelques feuillets. On traverse ses périodes comme autant de pièces dédiées à un usage précis, s'attardant sur les murs de la chambre d'étudiant, le bureau des réussites, le balcon avec vue sur le monde, la chambre des joies et des pleurs."


Evidemment, Claude Ecken ne serait pas Claude Ecken (celui du Monde tous droits réservés et de L'Echelle de Reuters) s'il ne filait pas la métaphore jusqu'au bout, nous poussant à nous interroger sur la stabilité d'un tel édifice mental, autrement dit sur la conscience, qui le fait tenir, ainsi que sur son lien avec la corporéité, naturelle ou artificielle.


Ce n'est bien sûr pas un hasard si le narrateur de la nouvelle est tout à la fois un chercheur en "neurosciences computationnelles" (pages 1 ou 3), et un parfait représentant d'une génération plus que connectée et plus qu'anglicisée (page 4) :

"Implants * Incidemment, j'appartiens à la génération Near-inside, celle dotée d'implants quasiment dès l'utérus. Les nanotechnologies progressent selon les voies ascendante et descendante du bottom-up et du top-down : pourquoi l'humain se contenterait-il du far outside des communications à distance ?"


Petit à petit, au fur et à mesure que nous reconstituons cette vie (archétypique), se dessine une intrigue qui nous conduit tout droit vers la dernière entrée (@ donc), et son pied-de-nez au rêve insensé du transhumanisme.


12–

En attendant Godwin de Claude Ecken (2021)


Comme l'indique sa quatrième de couverture (page 32), qui joue pour une fois un rôle capital dans la réception d'un texte, cette nouvelle de Claude Ecken se présente comme "l'ultime, et unique, transcription qui ait été préservée après la disparition de la Terre et des Humains" – un manière de chant de cygne donc, mais...


Comme l'indique la référence à Beckett dans le titre, ladite transcription – d'une conversation "sur un forum centré sur la probabilité d'une vie ailleurs dans le cosmos" (page 4) – est structurée par une double attente, celle du deus ex machina extraterrestre qui va mettre fin à notre existence, et celle du fameux point Godwin – le moment où la discussion va déraper, et les intervenant.e.s, se traiter de "facho", "troll de merde" ou "nazillon" (page 29 et avant-dernière).


Cette double montée en puissance est décrite de façon particulièrement convaincante (surtout pour toute personne ayant assumé un jour la modération sur un forum), Claude Ecken en profitant pour livrer une réflexion intéressante sur la façon dont certains principes basiques de modération (comme le fameux "don't feed the troll") peuvent être détournés à des fins troubles (ici, page 27, par le modérateur, "Rodolphe H", dont le nom évoque délibérément celui d'Adolf Hitler) :

"T'arrêtes pas de jouer les trolls. Tu attends que les autres réagissent. C'est pour ça que je ne suis pas intervenu."


Evidemment cette incapacité – volontaire – à identifier ceux qui polluent vraiment la discussion (le vrai troll étant plutôt Occis Mort, qui passe son temps à faire des plaisanteries stupides) ne déboucherait que sur un psychodrame mineur si elle ne s'accompagnait pas d'un aveuglement – typique de notre ère de post-vérité – devant la fin du monde qui est en train de se produire en parallèle (vous voyez un lien avec notre situation présente ? c'est voulu).


Citons à titre d'exemple cet échange entre Spéculator et Darwinner page 24 (je le présente sous forme de dialogue, mais dans le texte, il est bien sûr présenté sous forme d'échange internet, avec l'horodatage du message) :

"– Quand je dis d'allumer vos télés ou de vos connecter aux infos, c'est sur des sites sérieux ! Faut se grouiller de réagir.

C'est Fanmazing qui a le premier alerté que la baleine qui communiquait avec les autres grâce à une puce dans le crâne était un faux !"


Le texte n'est donc pas qu'une façon ironique de s'interroger sur ce que nous laisserons derrière nous (des selfies ou un roman de Wells ?) une fois notre espèce définitivement éteinte, il souligne que les causes mêmes de notre extinction future sont à rechercher dans cette vacuité dont nous faisons régulièrement preuve sur les réseaux sociaux (voir le récent "Grand bond en arrière" d'Yves Minois pour un propos semblable).


Vous trouvez cette vision du monde extrême ? Pas de souci, je veux bien être traité d'éco-nazi.


13–

Le Prix de l'anarchie de Claude Ecken (2023)


Bartleby rencontre Big Brother (et Melville, Orwell) : ainsi pourrait-on résumer, de façon lapidaire mais sensiblement exacte, Le Prix de l'anarchie de Claude Ecken – une novella indispensable dans la bibliothèque de tout.e passionné.e d'imaginaire qui aime la science-fiction réflexive (ou qui a apprécié le récent recueil L'Echelle de Reuters, l'un n'empêchant pas l'autre).


Un peu comme Audrey Pleynet dans le récent Sintonia, Claude Ecken imagine ici un développement plausible de notre situation actuelle, dans laquelle une (mauvaise ?) solution technologique a été trouvée à nos problèmes – "les alarmants désordres climatiques" (page 12) et les "comportements des nantis" qui les déclenchent ou les aggravent (page 13, avec un clin d'oeil aux thèses de Laurent Mucchielli autant qu'à celles d'Hervé Kempf).


Cette solution, c'est ce qu'Antoinette de Rouvroy appelle la gouvernementalité algorithmique (et décrit comme une variante du biopouvoir de Foucault), avec une différence de taille par rapport à aujourd'hui (où le pouvoir réel échappe largement aux structures publiques).


Dans le monde de Claude Ecken en effet (et sans que ça change quoi que ce soit à l'analyse), leur "monopole" a été enlevé aux "Gamam" (ex-Gafam) par la "nationalisation" de "2048" (page 22) et tout aussitôt reporté "sur les Régions, lesquelles abandonnaient des prérogatives aux mairies, à leur tour séduites par l'efficience algorithmique et la précision statistique" (page 35 ; oui, cet éparpillement du pouvoir était déjà décrit par Foucault, et non, cela n'amoindrit pas son efficacité, hélas).


L'idéologie derrière cette technologie (car oui, un soi-disant moyen possède ses propres fins, indépendantes de celles auxquelles on prétend l'employer ; Gunther Anders fut probablement un des premiers à le dire dans L'Obsolescence de l'homme), ce sont les valeurs du "Rationalisme National" (page 10, tout ressemblance avec un parti existant n'étant bien sûr que pure coïncidence).


Lesdites valeurs sont résumées autant par la nouvelle devise républicaine ("SANTE – SECURITE – CONFORMITE"), énoncée page 9 par le personnage de Fred Logal (oui, ça fait "fraude légale" en contrepèterie) que par les "Cinq axiomes du néo-ordonalisme", énoncés eux pages 35 après avoir été habilement distillés tout au long de la novella (voir pages 14, 8, 10 et 30) :

"L'INFO, C'EST LE SCOOP

LA QUALITE, C'EST LE PRIX

L'ECONOMIE, C'EST LA DEPENSE

LES STATISTIQUES, C''EST L'ANALYSE

LA CONTESTATION, C'EST L'APPROBATION"


Au vu de ces slogans dignes du 1984 d'Orwell, vous comprendrez d'entrée que, contrairement à ce que prétendent "les médias", "le spectre de Big Brother" (page 9) hante toujours le monde décrit par Claude Ecken (et le nôtre, en fait) – ce qui ne devrait pas surprendre toute personne désireuse de ne pas vivre comme un porc (pour reprendre une formule de Gilles Châtelet), et ayant donc lu Herbert Marcuse.


Dans L'Homme unidimensionnel, ce dernier explique en effet que le langage orwellien est précisément celui de notre société technologique et positiviste : en posant comme équivalent des termes contradictoires, le langage fonctionnaliste les empêche de s'opposer de façon dialectique (thèse / antithèse), donc de générer une synthèse, une "troisième voie" (page 12) – songez combien le fameux "en même temps" de certains politiciens actuels n'est au fond qu'une façade pour imposer en fait un des termes de l'alternative, l'autre n'existant de toute façon pas pour eux (car "TINA").


Dit comme ça, ça paraît abstrait, mais l'intérêt de la novella de Claude Ecken est précisément de nous rendre tout cela concret, notamment dans le rapport que son personnage principal (Marc Yolo, dont le nom renvoie bien sûr au fameux aphorisme You Only Live Once) va entretenir avec le groupe de "néo-cyberdeathgrind" Kraftlove (page 3).


Contrairement à ce qui advient dans Outrage et rébellion de Catherine Dufour, et conformément à ce qui advient en général dans la vraie vie (après tout, malgré les Pussy Riot, Poutine est toujours au pouvoir), la musique contestataire, même inspirée du "panthéon lovecraftien" (page 14), n'est qu'un des multiples "dispositifs" (page 16) qu'utilise le système "pour raffermir sa légitimité" (page 30), au même titre que tout l'attirail technologique de base ("pucindex, podomontre, smartglass", page 26).


Les dispositifs, ce sont précisément, suivant autant Tiqqun que Giorgio Agamben, le coeur battant de l'Empire technologique ; et selon le philosophe italien, pour récupérer ces domaines de l'existence qui ont, par leur biais, été placés dans une sphère séparée de l'existence (consacrés en quelque sorte), il faut recourir à la profanation – autrement dit à un usage détourné plutôt qu'à un non-usage de la technologie (lequel conserve néanmoins tout son intérêt, voir ce que fait Marc Yolo dans la novella).


Là encore, l'intérêt de la novella est de donner un contenu concret à ce type de réflexions en apparence abstraites, notamment (comme souvent chez Claude Ecken) en passant par des métaphores physiques ou mathématiques, "la théorie de la complexité" et "le principe de Landauer", sans parler bien sûr du Prix de l'anarchie éponyme (voir page 33).


De fait, même si le monde de Claude Ecken comprend des "ordinateurs quantiques", la puissance requise pour modéliser "l'ensemble des activités humaines" est encore inatteignable (page 23), et le "calque" ne peut être fidèle à "l'original" (page 20, avec un clin d'oeil à Deleuze & Guattari) qu'à une seule condition, explicitée page 33 :

"Les besoins d'un millier d'individus polarisés autour des mêmes centres d'intérêt sont bien plus facile à gérer qu'un seul trublion déterminé à agir en dépit du bon sens. C'est la raison pour laquelle il est essentiel d'un part de mutualiser les comportements afin de réduire les temps de calcul, d'autre part de raisonner ceux qui se rêvent prescripteurs et qui croient y parvenir en se montrant imprévisible."


Avec cette idée de polarisation, autrement dit d'agrégation des profils statistiques autour de deux pôles bien distincts (et parfaitement modélisables), on retrouve cette idée de l'absence de toute "troisième voie" (page 12) que j'évoquais plus haut à propos du langage orwellien – or dans une image où il n'y a pas le moindre gris, le noir minoritaire ne peut guère servir que de faire-valoir pour le blanc majoritaire, et les deux pôles se réduisent en fait à un seul...


Evidemment, toute société a besoin, en dernier recours, d'un certain consensus – donc de conformisme – pour tenir ; mais peut-on considérer qu'on est encore en démocratie quand ledit consensus est obtenu, non par accord préalable ou après discussion, mais par "manipulation" algorithmique (page 25) ? Margaret Mead répondait en tout cas non à cette question, comme le rappelle Claude Ecken (toujours page 25).


Quoi qu'il soit, dans une telle société (hélas pas si éloignée que ça de la nôtre), quiconque désire, comme Marc Yolo, goûter à cette "cocasserie de l'inédit" (page 39) qu'apporte "l'imprévu" (page 11) se retrouve à se tenir "à part" (page 20) donc à pratiquer cette "taoïste méthode du non-agir" (page 4) – ou plutôt de l'agir par intermittence – que Melville a associé pour l'éternité au nom de Bartleby.


Cette figure melvillienne (qui peut se repérer également dans un texte sur l'insoumission comme Boudicca), c'est également celle à laquelle recourt Tiqqun pour incarner cette forme de résistance à l'Empire technologique et à ses dispositifs qu'est la "grève humaine" (en remplacement de la grève générale, devenue inopérante).


Là où Claude Ecken va me semble-t-il un poil plus loin que Tiqqun (qui connaissait pourtant pertinemment le sort final de Bartleby dans la nouvelle de Melville), c'est dans la description des réactions adoptées par "le système" face aux "nuisances" provoquées par "les Imprévisibles" (page 33) : alors que Tiqqun considère que l'Empire, dans son état actuel, redoute les Bartleby en puissance Claude Ecken nous montre une société à la Orwell organisée pour "conditionner" (page 36) – ou plutôt reconditionner – les individus s'écartant trop des sacro-saints pôles.


Il y a encore bien d'autres réflexions en germe dans cette novella décidément inépuisable (comme l'idée de la page 24, voisine des thèses développées par Cassou-Noguès dans La Bienveillance des machines, que les approximations faites par les algorithmes constituent "notre inconscient collectif", comprenez les préjugés que nous ne remettons jamais en cause) ; mais je vous en ai assez parlé pour que vous compreniez sa puissance réflexive, qui n'éclipse jamais son intérêt narratif – je ne l'ai peut-être pas assez souligné pour le coup.


Oh, Yolo ! Oh, humanité !


14–

Rhapsodie au soleil de Julien Guerville (2025)


Imaginez : Nicolas Winding Refn adapte Jorge Luis Borgès.


Vous n'arrivez pas à vous représenter le résultat, votre esprit bugue, vous attrapez "des calculs rénaux et des vers" (page 24) : pas de panique, vous êtes exactement dans le même état que l'IA générative du chapitre 3 quand elle a pris connaissance d'un bouquin intitulé Rhapsodie au soleil, dans une PAL – non, pas votre Pile A Lire, mais une "bibliothèque" et "labyrinthe" (page 18) digne de Borgès... ou pas (page 28) :

"– Attends, je sors, j'ai fait. J'suis dans une PAL, je capte pas bien."


Je rembobine pour que vous compreniez mieux : Rhapsodie au soleil commence quand un second couteau (pour ne pas dire un troisième, tant son affûtage laisse à désirer) entreprend de porter à pied (il y a grève des fleuristes, et ça bloque les bus de ville) "un paquet de blé" (page 4) à Terry, l'organisateur d'une combine hippique bien rodée, quoique aux limites de la légalité.


Ambiance de roman noir (ou de film néo-noir genre Pusher), me direz-vous, et vous aurez raison, ça se sent jusque dans le style, et ces comparaisons incongrues à la Chandler ou Higgins que j'évoquais récemment à propos de Briser les os ("blottis les un contre les autres comme une famille de blattes dans un siphon d'évier", page 44, ou "jaune comme un fromage colonisé par des pseudomonas", page 68, plus quelques autres que je vous laisse le plaisir de découvrir), sans parler d'une ironie amère (page 59) :

"J'ai fait une grimace en remettant la tête de mon fémur dans le logement prévu à cet effet."


Ceci dit, comme le suggère cet court extrait, le nonsense s'invite très vite dans l'intrigue (de façon encore plus prononcé me semble-t-il que dans le Vandales de Sillanoli), jugez-en : outre l'IA déjà évoquée (dans le chapitre 3), le héros va également rencontrer la mort qui vend des glaces (chapitre 5), mais aussi son double (le borgésien et villeneuvien chapitre 12) ; surtout, les événements ne vont jamais tourner comme nous pourrions l'imaginer (et des scénaristes hollywoodien.ne.s avec nous), voir l'affrontement avec les nazis (chapitres 9 et 10), ou bien sûr la fin (les volodiniens chapitres 14 et 15).


L'idée n'est pas seulement de casser les "codes en littérature" pour qu'une IA générative soit incapable de "digérer" l'ensemble et de le recracher (page 25), c'est aussi de livrer, en franchissant régulièrement le quatrième mur (voir le chapitre 8, page 49), une réflexion sur les usages des livres, y compris les plus inattendus (page 71) :

"Décidément, j'ai pensé, les bons bouquins, ça sert vraiment à tout."


Rhapsodie au soleil ? Un road trip halluciné à côté duquel le voyage de l'Alice de Lewis Carroll ressemblerait presque à une promenade de santé.


15–

A l'envers de Michèle Pédinielli (2023)


Etant donné que je fais partie de cette frange (marginale ?) du lectorat qui adore comparer les innombrables variations sur La Métamorphose de Kafka (La Dernière métamorphose de Keiichirô Hirano, "Stridulations" de Joe Hill, Les Ephémères de Jeff Lemire), un texte comme A l'envers ne pouvait que m'intéresser – et vous ?


D'une certaine façon, il est bel et bien question – une fois de plus – de fin d'un monde ici, mais de cette fin qui survient quand – du fait d'une métamorphose inversée par rapport à celle de Kafka – vous êtes brutalement transplanté.e dans un monde qui n'est pas le vôtre – donc plongé.e dans une "situation incompréhensible" (page 2).


Paradoxalement, en inversant ainsi le processus au coeur du récit de Kafka, Michèle Pédinelli se retrouve pourtant au plus près du texte d'origine (l'histoire d'un homme "soutien d'une famille qui le méprisait, exigeant toujours plus", page 4), tout en y ajoutant des couches de sens bienvenues, comme (à mon avis) cette évocation de la neuro-divergence, pour ne pas dire de la folie (page 9, avec une allusion au mot en C, qui n'est jamais prononcé dans le texte) :

"Tout le monde fit semblant d'ignorer la position étrange qu'il avait adoptée sur son siège, le buste penché sur la droite, du même côté des jambes, formant ainsi un C vacillant. Sa soeur, placée à côté de lui, le releva discrètement en repoussant son épaule. La tête bien à la verticale, il observa alors les autres convives pour calquer ses mouvements sur les leurs."


Plus que jamais donc, la métamorphose – qui n'a peut-être de réalité que pour Gregor Samsa et lui seul – n'est rien que l'équivalent symbolique d'une aliénation bien plus fondamentale, celle générée par l'obligation de travailler (ici "pour le rachat des dettes de sa famille", page 7) ; et toute tentative d'échapper à cette aliénation légale vous expose inévitablement à avoir besoin sous peu d'un avocat, comme Samsa au début de l'histoire (page 2) – on n'est pas très loin de la SF de Claude Ecken...


Je ne l'ai pas encore dit, mais A l'envers adopte la forme canonique de la narration rétrospective chère autant au film noir (Boulevard du crépuscule de Billy Wilder) qu'à la nouvelle en général suivant Deleuze & Guattari, qui soutiennent dans Mille plateaux que la formule canonique de la nouvelle, contrairement au conte, est "qu'est-ce qui s'est passé ?" (cette interrogation, remarquent-ils, se retrouve bien sûr dans le "roman policier", un genre que Michèle Pedinielli connaît bien).


Dit autrement, A l'envers inverse autant la structure narrative (qui relevait plus du "que va-t-il se passer ?" donc du conte chez Kafka) que La Métamorphose elle-même – un double mouvement qui lui permet non seulement d'exécuter une habile variation sur le thème initial de Kafka, mais aussi de s'offrir une chute en forme d'ultime clin d'oeil.








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