jeudi 18 mars 2021

L'ordre, c'est le désordre plus le pouvoir !

Didier Fassin, Frédéric Debomy & Jake Raynal, La Force de l'ordre


La publication en 2011 de l'enquête sociologique de Didier Fassin sur la police avait déclenché son lot de reproches, dont il est intéressant d'examiner la pertinence à l'occasion de l'adaptation de l'ouvrage en bande dessinée (fin 2020, je suis à peu près dans les temps pour en rendre compte).


Comme l'explique très bien Cédric Moreau de Bellaing dans la Revue française de science politique, ces reproches portaient sur 3 points précis : la possibilité de généraliser à l'ensemble du corps policier les observations faites par Didier Fassin sur une brigade particulière ; la légitimité d'un sociologue à produire une critique de l'institution policière ; la volonté affichée d'interpeller les citoyens.


Cédric Moreau de Bellaing tempère le premier reproche, émis notamment par FabienJobard dans La Vie des idées : une brigade particulière peut parfaitement être un symptôme d'une maladie plus vaste ; simplement, pour assurer cette généralisation, il convient de fournir des descriptions de terrain très précises, ce que d'après lui Didier Fassin ne fait pas toujours. Evidemment, vu les simplifications nécessaires à toute adaptation graphique, la bande dessinée ne pourra qu'accentuer ce point...


Concernant le deuxième reproche, Cédric Moreau de Bellaing précise qu'une démarche critique est normale en sociologie, mais que du fait de l'imprécision descriptive précédemment évoquée, ainsi que d'une tendance à interpréter ses observations en fonction de ses préjugés, Didier Fassin compromet quelque peu la pertinence de ses résultats, même s'il fait bon nombre d'observations intéressantes.


Enfin, pour ce qui est du troisième reproche, Cédric Moreau de Bellaing considère là aussi que lancer un débat public sur le sujet est une bonne chose, mais il craint que la polémique de 2011 n'ait fait que renforcer chaque camp (la gauche "angélique" et la droite "sécuritaire", pour le dire vite) dans ses positions, sans déboucher sur de vraies propositions d'amélioration.


Autrement dit, si l'on suit cette analyse de Cédric Moreau de Bellaing, les intentions de Didier Fassin sont parfaitement louables, mais la réalisation pèche parfois un peu... Qu'en est-il de l'adaptation en bande dessinée, compte tenu de ces réserves sur le travail original ?


Remarquons déjà que les observations que Cédric Moreau de Bellaing trouvait les plus intéressantes se retrouvent toutes dans la bande dessinée, comme le décalage entre le métier rêvé par les policiers à travers les séries télévisées et sa réalité ennuyeuse ou leur choix de résider en dehors du quartier contrôlé par la brigade. Par ailleurs, les 9 dernières planches de la bande dessinée interrogent la période 2007-2020, non couverte par l'essai de 2011, histoire de montrer que le propos est (hélas) toujours d'actualité. Quant à la sélection des anecdotes, elle n'est pas entièrement à charge, contrairement à ce qu'on aurait pu craindre au vu de l'analyse de Cédric Moreau de Bellaing, comme si Didier Fassin avait eu à coeur de réparer les petites imperfections de son essai initial.


En tout cas, le résultat est d'une lisibilité parfaite, grâce à certains choix graphiques judicieux : le format 2x3 plutôt que 3x4 et des cases pas si verbeuses que ça, ce qui permet au lecteur de respirer et d'assimiler les informations à son rythme ; un style graphique très épuré associé à une mise en couleur frôlant la monochromie, de façon à mettre à distance le lecteur sans trop le perdre ; un découpage classique sans être académique (le taux moyen de cases prenant la largeur de la planche est de 0,64 seulement, inférieur à 1 donc sans être proche de 0).


Cette façon de prendre le contre-pied aussi bien de la bande dessinée immersive (affectionnant les couleurs réalistes et les découpages plus amples) comme de la bande dessinée humoristique (aux couleurs souvent flashy et au découpage en gaufrier), le dessinateur, Jake Raynal (d'ordinaire plutôt adepte d'un noir et blanc expressionniste) l'avait déjà pratiquée avec bonheur dans un de ses précédents ouvrages, Les Situationnistes, scénarisé par Christophe Bourseiller.


Grâce à cette application virtuose à la bande dessinée du concept de distanciation cher à Bertold Brecht (qui recommande de mettre à distance par tous les moyens les faits qu'on représente, pour conduire le spectateur à les questionner), la version graphique de La Force de l'ordre réussit, me semble-t-il, et sans aucune outrance dans le propos, à nous faire réfléchir sur les forces de l'ordre et sur le supposé désordre que le pouvoir les charge de combattre – ce qui était bien le but initial poursuivi par Didier Fassin.



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