dimanche 14 mars 2021

Dans les griffes du Tigre

Tiger d'Eric Richer


L'Ogre continue-t-il de mordre aussi fort dans la littérature qu'il l'a fait en 2016 avec Saccage de Quentin Leclerc ? Pour le savoir, j'ai demandé un service de presse de leur dernier roman francophone en date, loué notamment par Hugues de la librairie Charybde, un fin connaisseur s'il en est (spoiler : la réponse est "oui").


La quatrième de couverture présente Tiger comme un roman noir, et en effet, le texte a des affinités certaines avec les oeuvres les plus emblématiques du genre, comme Le Dahlia noir de James Ellroy ou J'étais Dora Suarez de Robin Cook, à commencer par ce que Robert Deleuze appelle un "réalisme paroxystique" (il utilise le terme comme une critique, là où moi je le verrais plutôt comme un compliment) : comme ses illustres devanciers, Eric Richer se place au point précis où la réalité devient si sordide qu'elle en rejoint la légende urbaine, non par complaisance, mais pour mieux faire entendre la voix des victimes.


Néanmoins, Tiger pourrait tout autant être vu comme un "roman jaune", et pas seulement parce qu'il se situe dans une Chine futuriste, ou qu'il lorgne du côté des meilleurs films criminels chinois de ces dernières années : Night Train de Diao Yi'nan (2007) ; People Mountain People Sea de Cai Shangjun (2011) et son décor minier ; A Touch of Sin de Jia Zhangke (2013), et sa façon d'assimiler la condition humaine à la condition animale ; Trap Street de Vivian Qu (2013), et sa thématique de la surveillance permanente ; Black Coal de Diao Yi'nan (2014), et son personnage d'homme apparemment insensible (également vu en 2011 dans Drive de Nicolas Winding Refn, un film noir inspiré d'un roman de James Sallis) ; Angels Wear White de Vivian Qu (2017) ; The Looming Storm de Dong Yue (2018) ; Ash is Purest White de Jia Zhangke (2018) et son personnage féminin obstiné ; The Wild Goose Lake de Diao Yi'nan (2019).


Non, si l'on peut qualifier Tiger de "roman jaune", c'est qu'Eric Richer regarde tout autant dans la direction du giallo, ces films italiens des années 70 vaguement inspirés des romans policiers à couverture jaune de Mondadori (les puristes me feront remarquer que le terme originel retenu pour qualifier ces films était brivido, autrement dit "thriller", mais puisque le terme de giallo a prévalu, je l'emploierai, par commodité).


Eric Richer reprend en effet plusieurs des thématiques-clé du giallo, telles que les décrivent Gary Needham ou Aaron Smuts dans KinoEye, le premier en général, le deuxième à propos de Dario Argento :


– l'arrivée d'un étranger dans un pays où il va être témoin d'un acte délictueux sur lequel il va enquêter (dans Tiger, Esad Barovic n'enquête pas vraiment, mais il va bel et bien se retrouvé impliqué dans un conflit entre des trafiquants de chair fraîche et le refuge qui a recueilli, sous ses yeux, un de leurs "produits") ;


– l'alternance entre les points de vue d'un tueur en série (ici, une tueuse, Os de Tigre) et des personnages impactés par ses meurtres (Esad et Xujin), une technique narrative qui se retrouve aussi dans certains romans noirs, comme ceux de Frédéric Fajardie ;


– l'usage d'une "technique viscérale" dans la mise en scène de ces tueries, autrement dit la préférence accordée, plutôt qu'aux meurtres par armes à feu, à des manières de tuer susceptibles d'évoquer des souvenirs douloureux dans l'esprit du spectateur ou, ici, du lecteur (Os de Tigre commet ses meurtres avec n'importe quel objet lui tombant sous la main, club de golf, pompe à vélo, statuette, bouteille, piolet, sarcloir, et finalement poignard traditionnel) ;


– l'obsession d'un personnage pour un passé traumatique (le personnage en question est souvent le meurtrier, mais ici, les deux autres personnages principaux, Esad et Xujin, sont tout autant hantés qu'Os de Tigre, leurs passés à tous trois se rejoignant, bien sûr ; en revanche, seul Esad aura le droit à un flash-back en bonne et due forme, au chapitre 16) ;


– l'attention accordée aux manifestations, aberrantes ou non, de la psyché féminine (outre l'errance meurtrière d'Os de Tigre, Eric Richer nous invite dans les rêves de Xujin, aussi révélateurs que ceux de l'héroïne de Sette note in nero de Lucio Fulci : "un poisson tourne dans ma cage thoracique écorchée", page 105) ;


– une dérive insensible vers le surnaturel (les pratiques chamaniques de la Société du Tigre, et leur impact sur les 3 Griffes, ces quasi-divinités : la Noire du titre, Tiger ; la Blanche ; la dernière enfin, peut-être la Grise, Xujin), en association étroite avec cette même féminité (outre Suspiria, je pense ici à un film hélas peu connu de Jonas Alexander Arnby).


C'est d'autant plus tentant de déceler des influences cinématographiques dans Tiger qu'Eric Richer est projectionniste... Néanmoins, ce qui fait la force de son texte ce qui en fait un vrai roman plutôt qu'un banal scénario, c'est que jamais, au grand jamais, il n'oublie que son matériau premier, ce sont les mots, qu'il travaille avec autant de soin que Dario Argento ses images.


A première vue, son style a juste l'air aussi tough que celui de n'importe quel roman noir, mais Eric Richer prend soin, comme luvan dans ses nouvelles, d'émailler son minimalisme de fulgurances poétiques ("il collapse sur la polaire rose de la petite reine à sa rescousse", page 96, avec un travail sonore sur les consonnes bilabiales, P, B, M, et les sifflantes, S, Z), voire de rimes rappelant la prose ornementale de Mélanie Fazi ("Esad laisse reposer, relent de viande grillée, le pendentif en train de goutter. Cinq cent mille volt supplémentaires, croix de bois, croix de chair", page 155, avec en sus des rimes un travail sonore sur les vélaires, K, G).


De page en page court ainsi une petite musique qui porte la narration dans les passages les plus difficiles ou se met au diapason de l'état d'esprit perturbé des personnages ("Esad, vautré dans sa non-vie, les étoiles invisibles qui s'alignent sans lui" page 227 avec rime en "i" et allitération en labio-dentales, F,V) : le texte acquiert ainsi cette poésie et cette oralité qui sont aussi, selon Mikel Koven, la marque du giallo.


Ajoutez à cela un usage accru des phrases nominales dans les scènes d'action, de façon à mimer le champ de vision alors restreint des personnages (un effet qui rappelle irrésistiblement les gros plans distillés dans les scènes-choc d'un giallo), et vous aurez un petit bijou stylistique (même si une ou deux phrases nominales, celles employant des relatives, auraient sans doute gagné à être transposées en phrases ordinaires).


Ce style, célébré aussi bien par Caroline de Benedetti, Sébastien Osmont ou Amandine Stuart, c'est bien lui qui fait exister l'histoire, avec tout ce qu'elle peut véhiculer de noirceur mais aussi d'espoir ; c'est aussi lui, sans doute, qui inscrira Tiger dans l'histoire de la littérature policière, comme une griffe noire tatouée sur une paume claire.



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