vendredi 26 mars 2021

L'imaginaire au pouvoir !

L'Amour fou d'André Breton


Un article d'Emmanuel Tibloux sur les stratégies descriptives m'a donné envie de me replonger dans un des ouvrages les plus emblématiques du surréalisme, L'Amour fou d'André Breton.


Ce petit texte peut-il avoir encore quelque pertinence, dans une société où le couple est une norme défendue par tous : "les religieux soucieux de figer l'amour dans le mariage, les politiques gourmands de cellules familiales où s'épanouiront les futures générations de consommateurs disciplinés, les pages "love" des magazines féminins, les "comédies romantiques", les "romans feel good" et autres contes de fée", pour reprendre la triste énumération de Stéphane Rose ?


Oui, si l'on considère que Breton déplorait déjà (en 1937 donc) cette normativité (page 61 de l'édition grand format) : "c'est tout la conception moderne de l'amour qui serait pourtant à reprendre, telle qu'elle s'exprime vulgairement mais d'une manière très transparente dans des mots comme 'coup de foudre' ou 'lune de miel'."


Une telle entreprise de révision, c'est précisément ce à quoi s'attelle Breton dans les 4 derniers chapitres de L'Amour fou, où il livre sa vision du "coup de foudre" (le chapitre IV consacrée à la célèbre "nuit du tournesol" et sa prophétie), de la "lune de miel" (le chapitre V et sa manière de "carte du Tendre" exotique à la Bernardin de Saint-Pierre), des disputes (la malédiction qui plane sur le chapitre VI), des enfants enfin (la lettre à Ecurette de Noiseuil du chapitre VII).


Les 3 premiers chapitres de l'ouvrage, eux, servent à rappeler dans quel cadre plus général s'inscrit cette vision du couple ; les 4 derniers chapitres ne sont donc que l'illustration de cette vision du monde intéressante, même pour ceux qui, comme Léo Ferré ou moi, changent de trottoir dès qu'ils croisent un couple.


Ce qui intéresse avant tout Breton, c'est l'émotion esthétique, ressentie devant "des spectacles naturels et des oeuvres d'art" (page 11) ; reprenant une célèbre formule antérieure, il la baptise "beauté convulsive", et lui prête, dans le chapitre I de L'Amour fou, 3 propriétés fondamentales :


– "érotique-voilée", autrement dit provoquant "un trouble physique caractérisé par la sensation d'une aigrette de vent aux temples susceptible d'entraîner un véritable frisson" (page 11, avec un travail sonore sur les consonnes labio-dentales, F, V), un trouble que Breton assimile (sans doute hâtivement) au désir sexuel ;


– "explosante fixe", autrement dit animée d'une tension évoquant un mouvement, "à l'expiration de ce mouvement même" (page 13), suivant une conception esthétique dans la droite lignée de Lessing et de son instant fécond, lourd en potentialités narratives ;


– "magique-circonstancielle", autrement dit faisant coïncider, dans un accord inattendu, un fait externe ("toute perception enregistrée de la manière la plus involontaire", page 16) avec un fait interne ("une difficulté où l'on est avec soi-même", qu'il vient résoudre comme par magie.


C'est cette dernière propriété qui est au coeur de tout l'ouvrage. Breton ne l'invente pas, Marcel Schwob la mettait déjà en lumière dans sa préface à son recueil Coeur double (page 23 de l'édition poche) : "il faut trouver le moyen de nourrir artistiquement l'être physique et conscient des événements que le Hasard lui offre", avec un exemple, pris à Shakespeare, dans lequel (page 24) "Hamlet s'est assimilé pour sa vie intérieure un fait de la vie extérieure".


Comme le remarque bien Breton, cette assimilation du hasard (concept étudié dans le chapitre II de L'Amour fou) par une subjectivité ne peut bien sûr s'exercer qu'en usant de "cette faculté qu'on a dit quelquefois 'paranoïaque'", l'apophénie (un terme inventé par Klaus Conrad quelques 20 ans plus tard, mais il s'agit bien de la même chose). 


Le risque est donc de basculer (page 19) dans "le délire d'interprétation"... Pour donner un sens à des menus hasards, Breton ne se prive d'ailleurs pas de recourir aux pseudo-sciences : la cartomancie (pages 19-20), l'astrologie (pages 113 ou 116), la psychanalyse (pages 25, 45, 46, 87, 99).


Le garde-fou serait (chapitre III) la pratique de la "trouvaille à deux" (page 37) : Breton l'illustre au moyen de son amitié avec Alberto Giacometti, mais aussi, dans le reste du livre, de son amour pour Jacqueline Lamba (qui ne survivra pas à la deuxième Guerre Mondiale, soit dit en passant). 


Dans quelle mesure Breton se laisse prendre à ce qui n'est, au début, qu'un jeu avec le réel ? Croit-il vraiment, en âme et conscience, aux coïncidences qu'il nous expose ? Sa vie est-elle vraiment aussi fantastique qu'un conte de Maupassant ?


L'important n'est pas forcément là : ludique ou non, ce "long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens" que Breton recherche, après Rimbaud, est pour lui le seul moyen de réconcilier l'homme avec le monde qui l'environne, et de lui rappeler, avec Spinoza, que l'homme n'est pas dans la nature comme "un empire dans un empire", mais qu'il en est partie prenante... et pourrait mourir de l'oublier.


Par ailleurs, cette façon de porter un certain imaginaire fantastique au coeur même du réel, plutôt que dans le cantonner dans un genre littéraire, ne pourrait-elle pas nous inspirer, à l'heure où le Covid, incarnation du chaos s'il en est, bouscule nos petits vies tranquilles ?


Même sans ces incitations à la réflexion, L'Amour fou mériterait d'être lu, ne serait-ce que pour son style brillant : "le pic du Teide à Tenerife est fait des éclairs du petit poignard de plaisir que les jolies femmes de Tolède gardent jour et nuit contre leur sein" (page 78, avec un travail sonore sur les dentales T, D, N, mais aussi les bilabiales, P, B, M).


Comme le disait fort bien Emmanuel Tibloux dans l'article évoqué plus haut, André Breton, comme Alain Robbe-Grillet après lui, a incontestablement contribué à engendrer "une nouvelle littérature qui serait invention conjointe d'une langue singulière et d'un monde autonome".




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire