Sous la colline de Sabrina Calvo
Lire le deuxième volet de la "trilogie des murs" après le troisième (le génial Toxoplasma), c'est s'exposer à au moins deux travers : surinterpréter le roman en tenant compte du parcours ultérieur de l'autrice (je n'y échapperai pas, je crois, même si j'essaierai de justifier mes analyses), et n'y voir qu'une préparation, certes magistrale, au roman suivant…
De fait, Sous la colline présente indubitablement des ressemblances avec Toxoplasma : les deux romans racontent (entre autres) une enquête policière doublée d'une quête personnelle ; ils interrogent tous deux l'avenir de nos sociétés déshumanisées ; ils sont l'un comme l'autre marqués par le même goût pour les mythologies improbables (bâties sur des croyances connues) et les technologies vintages, deux pôles matérialisés par les points de vue de deux personnages différents (les paires Colline / Toufik et Nikki / Kim).
Si les composants son peu ou prou les mêmes, la façon de les assembler diffère : là où Toxoplasma part de la technologie pour arriver à la mythologie, Sous la colline semble suivre le cheminement inverse ; par ailleurs, au lieu d'instaurer d'entrée un climat post-apocalyptique et uchronique, comme Toxoplasma, le roman prend pour décor un lieu et un temps bien réels, la fameuse Unité d'Habitation marseillaise de Le Corbusier au moment du cinquantenaire de sa mort (à l'exception du prologue, qui se situe trois ans auparavant).
L'enjeu, dès lors, va être pour Sabrina Calvo de réussir à créer un climat d'étrangeté dans un décor qui n'a rien de ces manoirs gothiques où se situent d'ordinaire les histoires de maison hantée : comme le dit un de ses gardiens page 69 de l'édition grand format, "ce bâtiment est rationnel, il a été érigé sur des fondements matérialistes. Il est très difficile de lui donner une profondeur, comment dire, mystique." C'est pourtant ce que l'autrice va réussir à faire…
Une de ses astuces pour y parvenir va consister à placer, au sein de ce "labyrinthe" moderniste (le terme est utilisé pages 196, 206 ou 306), une manière de Minotaure (une Gorgone, j'y reviendrai) : "le postulat qu'une créature venue de l'antiquité puisse sévir dans notre monde moderne, fût-il rural, est une idée séduisante", explique Monsieur Cinéma page 269, et il pourrait ajouter qu'outre les films de Terence Fisher l'idée a été exploitée par les nouvelles d'Henri de Régnier ou, plus connu, le Malpertuis de Jean Ray, auquel Sous la colline fait parfois penser (en raison notamment de sa galerie de personnages déjantés).
Autre astuce classique (vu par exemple dans Simetierre de Stephen King) : supposer que l'immeuble a délibérément été bâti sur "un lieu de culte ancien" (page 290), histoire d'y apposer "un bouchon de béton" (toujours page 290). Quoi de plus logique qu'un architecte "viriliste" et "fasciste" (page 255) ait cherché à effacer les derniers vestiges d'un matriarcat perturbant ?
C'est ici qu'apparaît la vraie originalité et la vraie force du roman de Sabrina Calvo : l'histoire va se dérouler sur trois niveaux différents, qui ne vont cesser de se faire écho, pour mieux nous faire réfléchir. Il y a d'abord le niveau de l'héroïne, Colline, une femme transgenre ; il y a ensuite celui du Corbu, un bâtiment désespérément mâle (et malade) ; il y a enfin celui, moins approfondi mais tout aussi présent, de la société contemporaine, au moins aussi sexiste que Le Corbu (page 251, "la Provence affectionne les genres déterminés à la naissance").
Ce qui se présentait de prime abord (page 298) comme une histoire linéaire, "une promenade structurée en trois actes" (autant d'étapes d'une initiation aux Mystères, "d'abord la danse, puis l'inspiration, puis le pas dans le vide"), se révèle donc être un oignon formé de trois couches, susceptibles de faire pleurer quiconque essaye de les examiner.
De ces trois couches, en effet, seule la première, Colline, assume son destin de "femme-garou" (page 270) ou, pour le dire avec les mots de Gilles Deleuze & Félix Guattari, son "devenir-femme" (comme quoi, les concepts des deux philosophes ne concernent pas seulement le Quentin Leclerc de Saccage ou l'Alain Damasio des Furtifs). Comme Sabrina Calvo l'explique page 227, il s'agit moins de "l'idée rabâchée d'un esprit de femme dans un corps d'homme", mais plutôt de "l'idée d'une direction indéterminée, pour découvrir une forme d'équilibre" ; ce qui est important, c'est de "devenir, tout le temps, devenir, devenir" (page 155).
Dit autrement, il s'agit de viser, plutôt qu'une transformation molaire, globale (qui n'est au mieux que la preuve extérieure de l'autre), une transformation à l'échelle moléculaire, impliquant "des atomes de féminité capables de parcourir et d'imprégner tout un champ social, et de contaminer les hommes, de les prendre dans ce devenir" (Mille plateaux, chapitre 10, page 338) ; il s'agit, plus prosaïquement, de "retrouver la trace du rituel ancien, célébrer la femme à nouveau" (page 296), en soi-même plus qu'en dehors de soi.
Cette métamorphose, qui fait écho au "devenir-animal" de certains des résidents du Corbu, seule Colline l'a réussie ; le Corbu, ce "corps de béton" où elle croit, parfois, se projeter (pages 207 ou 338) n'arrive pas à envisager, lui, ce "devenir-femme", et c'est, au fond, la raison pour laquelle l'utopie collective qui a censément présidé à sa création périclite... Quant à notre société sexiste, elle aussi amputée de sa part féminine, ses membres ne pourraient-ils pas dire eux aussi, comme cette résidente du Corbu page 358, "nous vivons dans les ruines de nos songes" ?
J'ai beaucoup insisté sur la profondeur quasi-philosophique du roman, lointain écho des thèses féministes d'Hélène Cixous sur Méduse (page 153, "l'image de Persée qui tue la Gorgone, c'est exactement ça : le début du règne sans partage des hommes"), mais il peut tout aussi bien être lu indépendamment de ces considérations, comme une énième mais brillante déclinaison du thème de la maison hantée...
Quoi qu'en disent Alias ou Black Wolf, le style de Sabrina Calvo dans ce roman est en effet d'une clarté et d'une virtuosité insurpassables, qu'elle décrive (page 262) un personnage hanté par "des souvenirs impénétrables, qui peignent sur ses lèvres un malheur teinté de grâce" ou (page 158) un ciel ressemblant à "une vaste mer laiteuse, dont les énormes ronflements nuageux gonflent les remous" (avec dans les deux cas un travail sonore sur les consonnes liquides, L, les uvulaires, R, et les bi-labiales, P, B, M).
Le corollaire immédiat de cette musicalité quasi-permanente, c'est la force avec laquelle le personnage de Colline s'impose à nous (elle nous hante au point que JP y voit "la plus grande réussite du roman", alors que c'est juste la plus immédiatement perceptible selon moi). Gromovar a donc raison de voir en ce roman, aussi génial que Toxoplasma mais sans doute plus accessible, "un bon moyen de faire connaissance avec l'autrice."
(PS : d'après Cachou, chaque emploi du mot "autrice" fait naître un petit chaton. Je souhaite donc une longue vie aux trois bébés que ce billet a engendrés...)
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