Premier amour de Samuel Beckett
Comme lire Mélanie Fazi mène à tout, après le premier tiers de l'ennéalogie de Francis Berthelot, je me suis penché sur un texte petit mais percutant, que Francine Prose considère comme emblématique du courage en littérature (et qui est, accessoirement, un des rares textes francophones cités dans son manuel d'écriture, Reading Like a Writer).
Comme dans les non-fictions de Mélanie Fazi, qu'il plagiait donc par anticipation, Samuel Beckett met en scène dans Premier amour un narrateur bien éloigné de nos standards actuels en matière de personnages sympathiques : un homme vraisemblablement schizotypique (à défaut d'être une femme autiste), sans doute aussi asexuel et aromantique (même si ces concepts étaient loin d'être clairement définis en 1946, date d'écriture de ce court texte), clairement misanthrope (voire misogyne), et qui n'aime rien tant que pique-niquer sur les tombes, comme les gothiques de Gloomcookie.
Pourtant, comme le dit si bien Francine Prose dans le chapitre 11 de son manuel (je traduis) : "si je le considère comme sympathique, c'est peut-être, au bout du compte, parce qu'il semble si souvent relayer la voix de cette partie secrète du soi que nous aimerions bien faire taire".
Cela semble paradoxal à première vue : après tout, le narrateur anonyme de Premier amour précise bien qu'il recherche "la supination cérébrale, l'assoupissement de l'idée de moi et de l'idée de ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu'on appelle le non-moi, et même le monde, par paresse" (page 21 avec un travail sonore sur les consonnes bilabiales, P, B, M, et les sifflantes, S, Z).
Simplement, comme il le précise par la suite, pour "s'estomper" (page 22), il faut pouvoir être demeuré soi, et non s'être fait contaminer par des impératifs sociaux qui font de nous "n'importe qui" (page 22), d'où la critique du pire d'entre eux, l'amour : "ce qu'on appelle l'amour, c'est l'exil, avec de temps en temps une carte postale du pays" (page 22).
La formule peut être mise en parallèle avec celle de Louis-Ferdinand Céline, formulée quatorze ans auparavant dans son Voyage au bout de la nuit ("l'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches"), d'autant que le narrateur de Beckett se compare explicitement à "un chien dans son panier" (page 43) ; elle est surtout symptomatique d'un état d'esprit proche du Bartleby d'Herman Melville, en ce qu'elle traduit un refus semblable de jouer le jeu social (et de sortir de soi).
Avec minutie, Samuel Beckett déconstruit ainsi tous les clichés narratifs propres à l'histoire d'amour : pas de coup de foudre, pas de rêverie romantique (voyez dans quelle matière le narrateur écrit le prénom de sa dulcinée), pas de mariage (quoique le terme soit utilisé page 7, il est récusé page 54), pas de vie longue et heureuse aux côtés d'une innombrable progéniture (Premier amour est peut-être un "conte merveilleux", comme le prétend Sjef Houppermans dans un article, mais il l'est plus en négatif qu'en positif).
Dans le même temps, c'est toute la façon de raconter qui est déconstruite : comme le fait remarquer Francine Prose (je traduis là encore), "nous n'apprenons presque aucun détail physique sur le narrateur", et pire, le narrateur lui-même semble en proie "à la confusion et au doute", contredisant sans cesse l'observation qu'il vient d'avancer (comme souvent chez Beckett, d'après un article de Pascale Sardin-Damestoy).
Pourtant, nous ne remettons jamais en cause "l'autorité narrative" de Beckett, et les mots qu'empilent son narrateur font leur office, faisant naître dans nos têtes un petit film oscillant entre le grotesque et le burlesque (Warren Bismuth recourt d'ailleurs à ces deux catégories esthétiques pour rendre compte de l'écriture de Beckett).
Cela est dû, sans aucun doute, à un travail "dramaturgique" sur les gestes (le "mouvement pendulaire" qui se retrouve dans toute l'oeuvre de Beckett, selon un article de Lydie Parisse) et les accessoires (comme le faitout de la page 45) : Beckett emprunte certainement ce procédé (décrit par Bernard Lortholary dans une de ses préfaces) à Franz Kafka, à qui le début du texte fait invariablement penser (un homme reclus dans la maison de son père, comme un Gregor Samsa sans antennes, mais aussi, comme le dit Warren Bismuth, "un monde à part, kafkaïen en plus cubique").
Cela est dû, tout aussi bien, à la bizarrerie de ces associations, toutes surréalistes, que le narrateur effectue entre, par exemple, son mariage et la mort de son père (page 7), entre sa femme et le banc où il la rencontre (page 22) ou entre le panais et la violette (page 51). De désordonné en apparence, son discours y gagne en cohérence, au point de nous donner un vrai sentiment d'achèvement quand le texte se termine.
Cela est dû, enfin, à une maîtrise de la langue française déjà remarquable (alors que Beckett en était à ses premières tentatives en français) ; les citations que j'ai faites jusqu'à présent en ont sans doute donné un aperçu, mais en voici une autre, pour la route : "partout où le temps a fait un beau colombin dégoûté, vous verrez nos patriotes, accroupis, reniflant, le visage enflammé" (page 27, avec un travail sonore sur les bilabiales, P, B, M).
Le tout peut, comme le dit Yv, "déplaire, voire rebuter, surtout de nos jours où tout va vite, très vite, trop vite", mais c'est incontestablement une réussite, qui n'a rien perdu de sa force de frappe, malgré son âge déjà avancé.
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