mercredi 19 mai 2021

Echapper aux ténèbres

Le Rêve du démiurge 1/3 de Francis Berthelot


Si la littérature est une drogue dure, comme le soutient Francis Berthelot dans son essai sur l'écriture, alors les éditeurs en sont les dealers... Parfois même ils proposent au junkie en puissance une première dose gratuite (un SP), bien certains que leur proie reviendra, langue pendante, acheter les doses suivantes... Pire, la victime conquise (un innocent blogueur) vantera publiquement la qualité de la came, sans qu'aucune autorité sanitaire n'y trouve rien à redire !


Dit autrement, et plus sérieusement : dès ses trois premiers volumes, les moins célèbres pourtant, l'ennéalogie de Francis Berthelot prend dans le paysage de l'imaginaire la place qui lui revient de droit : celle d'un monument aux lignes claires, mais à la décoration si fouillée qu'il est facile de s'y perdre.


Rendre justice à une telle richesse est difficile, tant il y a de portes d'entrée dans ces trois premières pièces... Peut-être le plus simple est-il de commencer par ce qui semble avoir été l'ambition initiale de Francis Berthelot pour ce cycle : faire le portrait d'une génération par le prisme de l'imaginaire.


Photo de famille


Olivier Canteloup (qui apparaît dans la première et la troisième histoire) est né en 1946 (comme son créateur) ; son amie Muriel Ferrier (idem) est née en 1947 ; Pierre Kerfriden (qui apparaît dans la deuxième histoire) est née en 1949 : ils n'ont pas connu directement la guerre, mais ses conséquences n'en finiront pas de ruisseler sur eux comme une eau sale et poisseuse (y compris à travers les images en noir et blanc des camps).


De façon semblable, quoique légèrement différente, Wilfried Retter (qui apparaît dans la troisième histoire) est né en 1942, et Lily-Rhum (qui apparaît dans les deuxième et troisième histoires) est née en 1940 : eux ont connu la guerre, mais si petits qu'ils se rattachent plutôt à la génération de leurs amis, celle qui a un compte à régler avec ses parents.


Qu'ils évoluent dans la période 1953-1961 (la première histoire), en juillet-septembre 1966 (la deuxième histoire) ou d'octobre 1970 à janvier 1971 (la troisième histoire), ils n'en finiront pas de se heurter "à leurs aïeux, qui ont emporté leurs crimes dans la tombe ; à leurs pères, qui les ont élevés à rebrousse-poil ; à leurs mères, dont l'amour les a lassés des femmes à tout jamais" (page 452).


Pourtant, s'étonne Katri d'Alencourt, un personnage née en 1924, donc de la génération de leurs parents, "Mai 68 a fait couler dans les âmes tellement d'eau fraîche" (page 308) ! oui, mais ces grandes eaux sont venus trop tard pour purifier l'âme de ces enfants perdus, devenus un terrain d'affrontement pour leurs parents, surtout leurs mères (Anna Canteloup et Céline Ferrier, qui manifestent leur opposition jusque dans la couleur de leurs robes ; Frau Retter), mais aussi leurs pères veules et leurs grands-pères sinistres (Mathias Kerfriden).


Ces enfants cabossés par des adultes aussi destructeurs que ceux qui peuplent, par exemple, Le Tombeau des lucioles d'Akiyuki Nosaka, quelle peut être leur histoire, sinon une énième variante de la tragédie des Atrides mise en scène dans la troisième histoire ? Quel peut être leur trajet, sinon ce passage du noir du meurtre au blanc de la rédemption, en passant par le rouge du jugement (voir pages 446-448)?


Métamorphose


"La marche de l'âme est lente et difficile, pour aller de la terreur à la pitié", comme le disait Marcel Scwhob, cet écrivain symboliste qui me semble la racine (souterraine, comme il se doit) de bon nombre des plus belles branches de la littérature contemporaine, du hasard objectif d'André Breton au fantastique intimiste de Mélanie Fazi et Justine Niogret, en passant par les polyphonies de Quentin Leclerc et d'Alain Damasio.


De fait, la préface de Schwob à son recueil Coeur double pourrait tout autant servir d'introduction à ce premier pan de l'ennéalogie de Berthelot, qui entend lui aussi créer "un roman d'aventures dans le sens le plus large du mot, le roman des crises du monde intérieur et du monde extérieur" (j'y reviendrai).


Pour ce faire, comme chez Schwob, chaque personnage de Berthelot va devoir "assimiler pour sa vie intérieure un fait de la vie extérieure", qui pourra être une chute de neige, puis un pantin (les première et troisième histoires), une affiche montrant un jongleur, puis le jongleur lui-même (la deuxième histoire) ou une fresque, devenue plus vraie que nature (la troisième histoire).


Pour employer le vocabulaire théorique de Berthelot lui-même, chaque personnage va subir une métamorphose, dont l'agent, une figure masculine de mentor, est évoqué dans le titre de l'histoire correspondante : L'Ombre d'un soldat (qui est tout à la fois un pantin et Heinrich Holtz), Le Jongleur interrompu (Constantin et ses yeux bleus) ou Mélusath (le génie du théâtre aux yeux mauves).


L'enjeu de cette transformation, outre le salut de leur être, Francis Berthelot l'égrène à coups d'infinitifs au fil de ses histoires : "échapper aux ténèbres" (page 155), "échapper au gouffre noir" (page 185), "voir le soleil au-delà des ténèbres" (page 279), "repousser le brouillard, écarter les ténèbres, chasser les feux follets" (page 451) ; "s'engager dans son espace intérieur" (394), "accepter sa noirceur" (page 193) ; "s'extraire de l'ombre pour la peupler d'étoiles" (page 279), "renaître à la beauté du monde" (page 425).


Au terme de ce "voyage halluciné" (page 422), de ce parcours autant intérieur qu'extérieur (mais décrit aussi minutieusement dans les deux cas), le sujet de la métamorphose se retrouve souvent en position d'artiste plus accompli qu'il ne l'était (normal, "un artiste doit puiser dans ce qu'il a d'innommable", page 371) : Pierre Kerfriden abandonne la taxidermie pour la sculpture, mieux capable de rendre hommage aux morts ; Olivier Canteloup passe littéralement de la 2D à la 3D, abandonnant la décoration en trompe l'oeil pour, disons, l'architecture scénique.


Transfiction


Ce thème de l'art, omniprésent sous toutes ses formes dans ce premier pan de l'ennéalogie, ces "mises en abîme du récit" comme le dit Francis Berthelot dans cet entretien, c'est aussi un des procédés que l'auteur mettra ultérieurement en lumière (notamment dans un article de 2004, un de 2010, puis un essai) comme constitutif d'un genre hybride, les transfictions – les fictions transgressant aussi bien l'ordre du monde que les lois du récit (sans parler de la distinction artificielle entre réalité et imaginaire).


Bien sûr, il y aura aussi, surtout dans la troisième histoire, un deuxième procédé plus classique, celui de "la réalité qui dérape" et plonge d'un coup les personnages dans le surnaturel, mais Francis Berthelot fait clairement de l'imaginaire dès la première histoire, rien que par sa façon de la raconter (où l'on retrouve la "manière de faire" chez à Laurent Kloetzer).


Ce troisième procédé, analogue à ce que j'appelle le "word-building"), Francis Berthelot, dans son article de 2010, l'appelle, lui, "la transgression par l'écriture" et le décrit ainsi : "il suffit d'une métaphore, d'une tournure syntaxique, d'un simple mot, pour que l'édifice construit se fissure et ouvre le passage à la transgression" – ou plutôt que l'univers prenne la couleur exacte du personnage tourmenté qui y évolue (à la Schwob).


Ainsi le jeune Olivier Canteloup s'interroge sur "cette poudre de carnaval qui balaie le visage de la reine des Fées, et s'accumule dans les plis de sa robe" (page 19, avec un travail sonore sur les consonnes liquides, L, et les bilabiales, P, B, M) ou contemple une tache rouge "avec l'attention d'un médium décryptant un signe divinatoire" (page 22, avec ce coup-ci une allitération en dentales, T, D, N).


Ainsi le jongleur Constantin se retrouve sur une plage "gargantuesque, comme si cette crique aux remparts de granit abritait un monstre ancestral, auquel les hommes continueraient de verser un tribut" (page 216, avec une insistance sur les gutturales, K, G, les sifflantes, S, Z et les uvulaires, R) ou entre dans un phare qui "a la stature d'un temple barbare" (page 252).


A cela s'ajoute (j'ai déjà commencé à le montrer à coup de citations) "le jeu des couleurs, l'envoûtement sonore" (page 170) prodigué par le bateleur Berthelot avec tant de maestria que la matérialité du texte se rappelle souvent à notre souvenir (d'où "la densité" qu'y a vu Anne C), histoire sans doute de tempérer les passages les plus poignants de l'oeuvre (la solitude d'Olivier ; la maladie de Constantin, une sorte de SIDA en avance sur la chronologie, dixit Cyrille) : oui, c'est bien de la fiction (de haut vol, mais de la fiction tout de même) !


Ce quatrième procédé cristallise parfois en d'authentiques petits poèmes, comme dans cet extrait (le dernier, promis) qui combine 4 hémistiches classiques d'alexandrin à un travail sonore sur les bilabiales, P, B, M, et les uvulaires, R (page 147, la mise à la ligne est de mon cru) :

"la marée, désarmée

par un môle de pierre,

y bat avec lenteur

sous les murs des maisons."


Ces 4 procédés transfictifs (auquel on pourrait ajouter l'usage du présent de narration, qui permet "un contact plus immédiat avec les personnages et les lieux", d'après cet autre entretien, mais qui sert aussi et surtout à tenir à distance l'envahissant modèle classique et son passé simple), Francis Berthelot, avant même de les théoriser, les manie avec une virtuosité telle qu'il parvient à son but : brouiller les frontières entre réalité et imaginaire, mais aussi entre écriture, peinture et musique – pour notre plus grand plaisir de lecteurs.


Redisons-le pour finir : cet entame de cycle est incontestablement un de ces ouvrages que tout amateur authentique d'imaginaire se doit d'avoir lu, au moins une fois dans sa vie.



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