lundi 19 avril 2021

F comme Fantastique, A comme ?

Nous qui n'existons pas & L'Année suspendue de Mélanie Fazi


Les textes de Mélanie Fazi ont cette particularité de vous accompagner tout au long de votre vie, grandissant en même temps que vous sans jamais perdre leur dessin initial, un peu comme si l'autrice les avait tatoués à même votre âme, au moyen d'un mystérieux neurographe et d'une encre invisible digne des artistes de "Serpentine".


C'est vrai de ses fictions, ces petits concentrés d'émotion brute dans lesquels un personnage se débat avec une obsession qui l'isole du monde et le place dans un "Jardin des silences" à la fois confortable et aliénant ; c'est tout autant vrai de ses deux non-fictions, dans lesquelles l'autrice nous montre à quel point elle ressemble à ses personnages, et prolonge sa réflexion sur la marginalité et la pesanteur des contraintes sociales, qui l'ont longtemps forcée à s'abriter derrière "le bouclier de [s]son silence" (page 51 de Nous qui n'existons pas).


Même pour les gens qui ne se sentiraient pas directement concernés par les thèmes abordés dans ces deux non-fictions (l'asexualité pour la première, l'autisme pour la seconde, pour le dire vite), il y a donc un double intérêt à relire Nous qui n'existons pas et à lire L'Année suspendue (qui vient juste de sortir) : en sus de nous aider à mieux appréhender la création en général et l'univers de l'autrice en particulier, à la manière de l'Ecriture – Mémoires d'un métier de Stephen King (une oeuvre mentionnée page 249 de L'Année suspendue), ces deux textes immersifs nous permettent de questionner notre place dans la société moderne, cette "happycratie" où le bonheur (de préférence hétérosexuel et neurotypique) est obligatoire (Léo Henry le soulignait très bien dans sa postface à Nous qui n'existons pas, page 119).


En ce sens, l'entreprise non-fictionnelle de Mélanie Fazi s'apparente plus à une quête des confins (j'y reviendrai) qu'à une autobiographie : contrairement à bon nombre de ses contemporains, l'autrice, nourrie de mythologie grecque, n'oublie jamais qu'à la base le célèbre adage "connais-toi toi-même" signifie en fait "connais tes limites, de peur de verser dans l'hubris" (ou dans le burn-out) plutôt que "dissèque ton moi comme un insecte" (le terme même de "limites" revient d'ailleurs à plusieurs reprises sous sa plume dans L'Année suspendue, pages 35, 98, 103, 104, 189, 223, 227, 238, 273, 274, et dans les annexes pages 286, 287, 291, 292).


Cette posture d'écriture réclame également, quoi qu'en dise l'autrice (page 244 de L'Année suspendue) une sacrée dose de courage : il en faut, pour faire entendre "une voix que nous identifions depuis nos propres heures les plus sombres, nos propres moments les plus incertains, dissociés et aliénés", comme l'écrit Francine Prose (page 252) dans le chapitre 11, "Reading for Courage" de son manuel de "lecture rapprochée", Reading Like a Writer (elle applique la phrase en question à Samuel Beckett, mais une bonne partie de ce chapitre final semble avoir été écrit spécialement pour une autrice comme Mélanie Fazi, dont le prénom, rappelons-le au passage, vient, comme "mélatonine", du grec "mélas", qui signifie "noir").


Jamais cependant Mélanie Fazi ne laisse les ténèbres engloutir sa prose ; il y surnage toujours la douce lumière de la lune (plutôt que la clarté aveuglante de ce soleil qu'elle supporte difficilement). C'est que son programme d'écriture est limpide (page 245 de L'Année suspendue) : "ne pas forcément jeter un voile sur les aspects pénibles ou embarrassants, mais tenter de faire oeuvre d'alchimie ; trouver une forme de douceur dans les mots, même pour décrire des réalités douloureuses ; parler calmement et chercher une lueur jusque dans les zones d'ombres ; ne pas laisser l'angoisse ou la colère dicter les mots."


On le devine, il faut également une bonne dose de style pour arriver à distiller goutte à goutte, tel un vaccin d'un nouveau genre, toute cette noirceur ainsi désactivée dans notre âme fragile ; et le style, ça tombe bien, l'autrice n'en manque pas, elle l'a prouvé tout au long de trois recueils de nouvelles et deux romans. Comme je l'ai déjà dit ici, sa prose ornementale est parfaitement adaptée pour rendre compte d'un espace-temps mythique, celui où leur sensibilité particulière enferme ses personnages – mais aussi, et c'est le propos principal de ses deux non-fictions, l'autrice elle-même (autant la bulle autistique lui est nécessaire pour survivre aux agressions du monde extérieur, autant elle peut vite devenir, face à l'indifférence des autres, une prison d'où elle peine à s'extraire).


Mélanie Fazi compare d'ailleurs explicitement son parcours personnel à celui de ces archétypes de SFFF qu'elle a parfois mis en scène, nous faisant sentir par là combien il y a plus de vérité dans l'imaginaire le plus débridé que dans le réalisme le plus plat : elle est tout à tour louve-garou ("je suis louve désormais ; j'apprends à montrer ma fourrure au grand jour", page 101 de Nous qui n'existons pas, mais aussi "une autre peau cachée à dévoiler" page 17 de L'Année suspendue), sorcière vivant une décorporation (page 159 de L'Année suspendue), zombie (pages 116 ou 236 de L'Année suspendue), automate à bout de course, mais aussi (j'y reviendrai) chevalière (la quête du Graal qu'est L'Année suspendue).


Comme dans ses nouvelles, Mélanie Fazi ambitionne, non pas de rédiger (page 258 de L'Année suspendue) "un traité définitif" sur les sujets qu'elle aborde (au prix parfois de quelques petites imprécisions, notamment sur la définition de l'asexualité, page 70 de Nous qui n'existons pas), mais bien de "donner à ressentir l'expérience d'une différence" (page 81 de Nous qui n'existons pas), "une expérience avec tout ce qu'elle a de subjectif" (page 258 de L'Année suspendue) – autrement dit d'inciter, pour une fois, les allosexuels et les neurotypiques à se mettre à sa place, plutôt que de la juger suivant leur vision du monde (certes hégémonique).


Cela dit, si Mélanie Fazi s'est toujours su asexuelle, sans forcément connaître le terme et la communauté qui y est associée (active seulement depuis 2001 il est vrai, et encore, en anglais), la découverte de son autisme a été beaucoup plus perturbante pour elle, tellement qu'elle s'est plongée (et nous a plongés avec elle) dans une myriade d'articles sur le sujet ; à cela, il faut ajouter le fait que l'asexualité, comme toute orientation sexuelle, est une étiquette que le sujet choisit lui-même, mais que l'autisme est, au contraire, un "trouble" que des spécialistes vous diagnostiquent, après vous avoir, fatalement, transformé en objet de tests.


Compte tenu de ces deux différences fondamentales, L'Année suspendue ne pouvait que devenir, contrairement à Nous qui n'existons pas, un texte-monstre, sans doute le plus long jamais écrit par son autrice. Partant sur une structure ternaire similaire, de type "dévoilement" / "redéfinition "/ "libération" (page 17), L'Année suspendue tourne, plus encore que Nous qui n'existons pas, à la quête initiatique, à la recherche de ce "Saint Graal" qu'est le diagnostic, seul capable de redonner la santé à cette reine blessée qu'est l'autrice après trois burn-outs.


Ce "Trône de fer sans les dragons" qu'est L'Année suspendue (d'après sa page 258) en comporte pourtant son lot, quoique symboliques, et ils vont parvenir, un temps, à détourner la chevalière Mélanie de sa quête (la pire d'entre elles est sans nul doute cette psychologue qui veut à tout prix voir en l'autrice une borderline) : autant dire que le texte, quoique long, se lit tout aussi facilement, sinon plus, que du George R. R. Martin (dont le meilleur ouvrage est sans nul doute, soit dit en passant, le méconnu Armageddon Rag, un des rares textes à mêler musique et fantastique, avec le "Matilda" de Mélanie Fazi).


Même si, pour moi, Mélanie Fazi reste avant tout une nouvelliste, LA nouvelliste (tout comme Sarah Kane est, pour moi, LA dramaturge), ses deux non-fictions sont donc, redisons-le, des textes aussi émouvants qu'indispensables (qui mériteraient largement d'être réunis en un seul volume au format poche, comme la majorité des ouvrages édités par Dystopia, me direz-vous).


F comme Fantastique, A comme Asexualité et Autisme, Z sans doute comme Zique, I comme ? Je ne sais pas, mais une chose est sûre : pour notre plus grand bonheur, Mélanie Fazi n'a pas fini de tatouer son nom sur la peau un peu trop blanche de la littérature contemporaine.



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