vendredi 4 juin 2021

A Slice of Snow Cake

Le Chant des glaces de Jean Krug


Intrigué par la chronique du nocher des livres, j'ai demandé à Critic un service de presse du premier roman de Jean Krug, à première vue un glace-opéra à la Laurent Kloetzer – et bien m'en a pris...


Dans un entretien à ActuSF, tout comme dans celui qu'il a accordé au nocher deslivres, Jean Krug indique que c'est La Horde du Contrevent, cette "claque littéraire", qui lui a donné envie d'écrire, et cela se ressent dès les premières pages du Chant des glaces : un court prologue qui présente, sous forme quasi-poétique, cinq des sept personnages principaux du roman (Jennah, Ferley, Elkeïd, Lizz, Bliss) en cinq paragraphes, plus deux lignes d'introduction et de conclusion.


Jugez plutôt (page 7) : "La liberté ? C'est le code qu'un geek casse, qui crisse et qu'on cracke", avec un gros travail sonore sur les consonnes vélaires (K, G) et les sifflantes (S, Z), du genre qui fait s'écrier "Alain Damasio, sors de ce corps !" (Je ne parle même pas de l'usage significatif du verbe "débarouler", qui se retrouve pages 65, 237 et 307 du Chant des glaces.)


Heureusement pour lui, et pour les potentiels lecteurs qu'une telle parenté prestigieuse pourrait décourager (ou attirer, comme ce fut mon cas), Jean Krug n'est pas un copycat writer ; certes, on retrouve dans son roman certains des marqueurs les plus emblématiques de la manière Damasio (la musicalité du langage, la polyphonie narrative, l'organisation de l'histoire autour d'un concept élémentaire), mais utilisées d'une façon différente, qui le rapprocherait plus d'Alfred Hitchcock disons (j'y reviendrai).


Comme Alain Damasio donc, mais surtout comme son personnage de hacker glaciologue, Jennah, Jean Krug "enroule les lettres, et le texte déroule, rythmé" (page 244, avec ce coup-ci une allitération en dentales, T, D, N, liquides, L, et uvulaires, R) ; "l'écriture s'enchaîne, presque autonome, liant les mots aux idées, aux termes, au rythme" (toujours page 244, avec toujours de dentales, T, D, N, mais aussi des bilabiales, P, B, M).


Simplement, là où, sous l'influence de Valère Novarina (voir Devant la parole, clé de lecture de La Horde du Contrevent, également cité en épigraphe dans Les Furtifs), Alain Damasio cherche avant tout à insister sur le caractère physique du langage articulé, au point parfois de frôler l'exercice de style oulipien, Jean Krug, lui, en reste à une fonction expressive du langage, qui n'estompe jamais vraiment la réalité qu'il décrit (ceci dit sans aucun jugement de valeur, les deux approches sont autant respectables l'une que l'autre pour moi, mais pas pour tout le monde, d'où l'importance de la précision).


Un exemple de plus (page 177) : "s'il y avait une chose établie, une vérité commune à toutes ces voies, c'était bien ce filet d'eau perpétuel, ce liseré luisant et mauvais, cette ligne glissante de mort, cette fuite qui ruisselait", où les consonnes liquides (L), les labio-dentales (F, V) et les sifflantes (S, Z) servent précisément à évoquer l'eau suintant de la glace (le son est donc plus une vibration externe qu'interne, contrairement à chez Damasio).


En outre, le travail sonore, chez Jean Krug, est souvent plus audible quand c'est un personnage masculin (Ferley ou Elkeïd) qui a la parole : les personnages féminins (Jennah ou Lizz) ont un style plus ample, moins saccadé... On pourrait discuter de la pertinence de ce choix de caractérisation (qui n'est peut-être, d'ailleurs, qu'un ressenti purement subjectif de ma part), mais une chose est sûre : il s'inscrit dans un système plus vaste de délimitation des personnages (qui sont avant tout, comme chez Alain Damasio, des "tas d'émotions", voir l'entretien accordé au nocher des livres).


C'est là précisément le deuxième point commun avec Alain Damasio (mais c'est aussi là que les divergences vont s'accentuer) : l'histoire est racontée à la première personne par quatre personnages, qui se répartissent suivant un système bien précis (dans lequel on ne retrouve pas vraiment les archétypes, chers à Alain Damasio, de l'homme d'action sachant réfléchir, Slift / Golgoth / Hernan Agüero, et de l'homme de réflexion sachant agir, Captp / Sov Strochnis / Lorca Varèse).


Il y a (je viens d'en parler), deux femmes (Jennah et Lizz) et deux hommes (Ferley et Elkeïd), mais il y a aussi deux spécialistes de la glace (Jennah et Ferley) et deux spécialistes de l'espace (Elkeïd et Lizz). Il y a aussi, plus prosaïquement, deux personnages s'exprimant majoritairement au passé simple (Ferley et Lizz) et deux s'exprimant majoritairement au présent (Jennah et Elkeïd).


Il y a surtout, et c'est là que se situe la première vraie différence avec les polyphonies damasiennes (où tout le monde peut accéder à la parole, même brièvement), des personnages qui ne s'expriment pas, alors même qu'ils jouent un rôle central : Bliss (présente dans le prologue), Noxay, Illarius Tellet (trois personnage sur sept donc).


Ce choix de ne jamais faire parler certains personnages est dicté, en dernier ressort, par l'intrigue : sans spoiler, disons que ces trois personnages détiendront, à un moment ou un autre de l'histoire, une vérité à laquelle les quatre autres n'auront pas accès… (Ce sont aussi les trois personnages les plus sûrs d'eux-mêmes, donc ce choix est aussi dicté par la volonté de laisser la parole à des êtres pétris de doutes, à rebours de nos chers décideurs.)


De même (et c'est là la deuxième vraie différence avec les polyphonies damasiennes), les quatre personnages qui prennent la parole se tiendront, à de rares exceptions près, sur des lignes d'intrigue parallèles, soit spatialement (Jennah et Ferley ne se situent pas au même endroit de la galaxie qu'Elkeïd et Lizz, du moins au début de l'histoire) soit temporellement (les 8 premières des 10 interventions de Jennah sont situés dans le passé).


Evidemment, l'idée de base de Jean Krug, c'est, comme dans un film à suspense, de faire converger ces quatre lignes narratives vers un finale haletant (et non, comme chez Alain Damasio, de nous offrir un point de vue différent sur le même événement, même si cela peut, occasionnellement, arriver dans Le Chant des glaces, bien sûr).


Cette primauté accordée par Jean Krug à la mécanique narrative se retrouve également dans le troisième point commun avec Alain Damasio : l'articulation de l'histoire autour d'un concept élémentaire, presque au sens propre du mot. Au vent (l'air) de La Horde du Contrevent répond ici la glace (l'eau) – les écrivains amateurs noteront qu'ils disposent encore de la terre et du feu pour entrer dans la compétition.


En revanche, là où le vent devenait, chez Alain Damasio, un enjeu ontologique, voire métaphysique (une des formes du vent, le vif, correspond peu ou prou à l'âme ; voir aussi l'hybridation à l'oeuvre dans Les Furtifs), chez Jean Krug, la glace, même dans sa forme ultime, le cryel, n'est rien d'autre qu'un enjeu stratégique, un prétexte pour voir ses personnages se démener (en quête notamment de liberté, comme dans La Zone du Dehors) – un Mac Guffin, dirait Hitchcock.


Un peu comme le maître du suspense, qui savait combiner esthétique léchée, narration au cordeau, mais aussi, dans ses plus grandes réussites (Vertigo), impact émotionnel durable, Jean Krug nous offre, avec Le Chant des glaces, une tranche de gâteau (à la neige, comme il se doit) plutôt qu'une tranche de vie : quelque chose qui peut s'avaler en un clin d'oeil, mais aussi bien se coincer dans votre gorge pour vous faire réfléchir sur, par exemple, l'étroitesse mentale de notre société (également dénoncée sur son blog, découvert par le nocher des livres).


Alors certes, comme le dit Jean Krug sur son site, l'écriture est pour lui "un moyen de penser, comprendre la société", mais c'est aussi, visiblement, un moyen pour lui d'offrir des sensations fortes à son lecteur ou sa lectrice : Le Chant des glaces est, pour moi, l'exemple même du roman qui combine idéalement (et paradoxalement ?) pur divertissement et réflexion – de la SF qui restera durablement sur les étagères, quoi.



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