lundi 10 mai 2021

Glace-opéra

Vostok de Laurent Kloetzer


Suite à ma chronique des deux autres volets de la "trilogie Elohim", Laurent Kloetzer m'écrivait que pour lui, la science-fiction était avant tout, plus qu'un genre, une "manière de faire", un peu comme Boris Vian y voyait un "cadre" dans lequel déployer d'autres genres (le fantastique y compris).


Cette perception singulière de la science-fiction n'a sans doute jamais été aussi apparente que dans Vostok, qui se présente à première vue, non comme "un thriller fantastique en huis-clos" (dixit l'Ours inculte) ou comme "un mélange de fantastique, de science fiction et de huis clos paranoïaque" (dixit le Chien critique), mais bien comme un récit d'aventures en bonne et due forme (déjà, l'épigraphe du chapitre 1 est empruntée à Hugo Pratt).


Dans un entretien accordé à Gromovar, Laurent Kloetzer reconnaît du reste sa dette envers L'Île au trésor de Stevenson : "un voyage lointain, une séquence initiale dans le pays d'origine, un enfant perdu au milieu de personnages plus ou moins méchants, forcé à son tour de jouer un rôle", mais aussi, comme le dit Geneviève Falaise dans son analyse, inspirée des théories de Jean-Yves Tadié, "le bouleversement du quotidien, le retrait des contraintes sociales, le rapport au danger". (NB : si l'on suit la classification d'Anne Sauvy, un roman d'aventures peut aussi comporter des éléments surnaturels...)


Il est d'ailleurs très facile de retrouver, dans les personnages débarquant à Vostok, cette "île au milieu de rien" (page 498 de l'édition poche), ceux de Stevenson (petit jeu qu'il ne faut guère prendre trop au sérieux) :

– Veronika est la version féminine du capitaine Flint, morte en laissant un "trésor caché" (page 474), ici un mot de passe pour entrer dans un système informatique, le Vault ;

– Leo est bien sûr la version féminine de Jim Hawkins, qui marchera sur les traces de Veronika, jusqu'à imaginer / entendre sa voix (quoique de façon différente que dans le célèbre épisode final de Stevenson) ;

– Irvin, le docteur de l'expédition, est bien sûr un avatar désabusé du docteur David Livesey ;

– Juan, le chef de l'expédition, semble un mélange du squire John Trelawney et du capitaine Alexander Smollett, avec une pincée d'inquiétude prise à Long John Silver ;

– Vassili Fedorov serait l'équivalent fonctionnel de Long John Silver, en un peu moins inquiétant.


Comme je l'ai dit, ce petit jeu à ses limites, mais il permet au moins d'entrevoir que le roman est bâti aussi bien, sinon plus, par un certain choix de vocabulaire, plutôt que par un choix de personnages ou de situations : c'est ce que j'ai appelé, à propos du deuxième roman d'Emile Querbalec, le "word-building".


De fait, c'est là la première modalité de cette "manière de faire" chère à Laurent Kloetzer : bien plus que comme une île déserte, "le promontoire" (page 329) qu'est Vostok est décrit comme une planète où débarquer avec prudence : le lieu abriterait "une bactérie capable de vivre sur d'autres planètes" (page 90), il y fera bientôt "aussi froid que sur Mars" (page 272), la solitude qu'on y ressent n'est comparable qu'avec celle des "hommes installés dans les stations spatiales" (page 498), etc.


Dit autrement, par le biais de ces comparaisons, sans parler des descriptions, on glisserait insensiblement dans un roman d'aventures spatiales, un space-opera ou, plutôt, vu l'omniprésence de l'eau gelée, un glace-opéra (qui se souviendrait aussi bien de La Nuit des temps de Barjavel que des Montagnes hallucinées de Lovecraft, quoique de façon indirecte, j'y reviendrai).


C'est là que va intervenir la deuxième modalité science-fictive mise en oeuvre par Laurent Kloetzer : la présence dans l'équipe de chercheurs de trésor d'un Elohim, Araucan, ici baptisé "ghost" (mais il s'agit bien du même type d'entité, quoique certains blogueurs s'y soient laissé prendre).


Comme je l'ai déjà dit dans cette chronique, ces personnages venus de nulle part (des étoiles ?) se rapprochent plus de vampires psychiques au sens où, un peu comme des tamagotchi, ils ont besoin d'attention humaine pour vivre ; néanmoins, l'appellation de "fantôme" permet de souligner ici le rôle de lien avec le passé, de quasi-médium quoi, qu'Araucan va endosser.


Dans Issa Elohim comme dans Anamnèse de Lady Starr (dont Vostok est le prequel), l'Elohim avait un rôle central (celui qu'a un phénomène dans un roman fantastique, Dracula par exemple) : il était le personnage à propos duquel tous les autres s'interrogeaient, et ses pouvoirs permettaient aux Kloetzer de questionner la façon dont se construit notre mémoire collective et, avec elle, la vérité historique.


Dans Vostok, le passé ne prend pas la forme d'images, sujettes à trucages, ou de témoignages, sujets à caution, il a la forme exacte des carottes de glace extraites du sol de l'Antarctique ("une carotte de glace longue d'un mètre représente la vie d'un homme" page 202, formule reprise en des termes différents page 220).


Du coup, Araucan l'Elohim n'a pas besoin d'avoir un rôle central, parce que le questionnement est ici légèrement différent : comment faire parler ces "souvenirs infimes du temps qui passe, préservés par enchantement comme dans le cristal de la glace" (page 311, avec tout à la fois une rime et un travail sonore sur les consonnes bilabiales, P, B, M, et les sifflantes, S, Z) ?


Ici, Laurent Kloetzer retrouve Barjavel, Lovecraft, mais aussi tous les récits d'espaces à cheval sur plusieurs temps : comment ne pas penser à La Maison au bord du monde de William Hope Hodgson devant le titre du récit de Veronika, La Base du bout du monde (qui s'entrelace au récit principal, précisément pour renforcer cette coexistence de temporalités) ?


Si la base Vostok est "une minuscule fenêtre vers le passé de notre Terre" (page 506), elle ne l'est pas en effet seulement d'un point de vue métaphorique (en ce qu'elle aide les scientifiques à reconstituer le climat d'époques révolues), elle va le devenir de façon très concrète, par la médiation subtile d'Araucan, donnant au roman des allures, parfois, de récit gothique.


Ajoutez à ça le climat mafieux (digne du Parrain de Coppola plus que des pirates de Stevenson) dans les premiers chapitres, et vous aurez l'impression (fausse, je précise), d'un cocktail improbable, rythmé par le bruit des glaçons qui s'entrechoquent ; en vérité, ces heurts d'atmosphères sont ménagés très savamment par Laurent Kloetzer, au moins autant que dans la science-friction chère à Catherine Dufour, sa collègue du collectif Zanzibar.


Evidemment, le style y aide, par sa fluidité digne d'une eau fraîche sortie du fondoir ; il se laisse boire si facilement qu'on en oublie parfois qu'il y a un vrai travail sur la langue derrière. Je l'ai déjà évoqué un peu plus haut, mais en voici un autre exemple (page 441, avec rime et allitération en dentales, T, D, N) : "le grondement du moteur est le battement d'un coeur, le tracteur de trente tonnes avance avec lenteur, pas plus de cinq kilomètres par heure."


Je ne sais pas si Laurent Kloetzer (seul ou en symbionyme avec sa femme Laure) avance lentement, mais une chose est sûre : il laisse dans le paysage de l'imaginaire, notre Arcadie à nous, des traces aussi visibles que des chenilles de tracteur, et beaucoup plus palpitantes à contempler…





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