vendredi 30 juillet 2021

Du plus noir de mon coeur

Le Rêve du démiurge 2/3 de Francis Berthelot


Lors de ma recension du premier volet de l'ennéalogie de Francis Berthelot, je m'étais concentré sur trois thèmes majeurs : le portrait d'une génération cabossée par ses aînés (celle née dans les années 40) ; la transsubstantiation finale des souffrances de ses (anti-)héros en oeuvres d'art ; le travail sur l'écriture pour (notamment) instiller une atmosphère étrange.


Le deuxième volet reprend et amplifie ces thèmes, et il en ajoute d'autres, qui viennent préciser ou compléter les premiers : l'incarnation du mal (ou du bien) dans des figures paternelles ; le dédoublement et la mécanisation (l'aliénation, quoi) des (anti-)héros sous l'effet de leurs souffrances ; le travail sur les grandes mythologies de l'imaginaire – Francis Berthelot s'offrant tout à la fois le luxe de battre Dan Simmons sur son propre terrain, et d'égaler le Dario Argento de Suspiria.


Dans ce deuxième volet, la génération 40 s'étoffe au moins d'un personnage (Rhad Matteo, né en 1845), mais surtout deux nouvelles générations entrent en jeu :

– celle née dans les années 50 (Ivan, né en 1955, et Maxime, né en 1957, autrement dit les deux fils de Boris Algeiba, traumatisés par la mort du jongleur Constantin, mais aussi Moa Tao, né.e en 1959, et Sendra Ilion, née en 1958) ;

– celle née dans les années 60 (Kantor Ferrier, fils du gourou Laurent Ferrier, né en 1966, et les deux enfants du philosophe Yann Angernal, Iris, née en 1967, et Octave, né en 1968).


Elles aussi ont connu, quoique pour des raisons différentes, "des pères à l'autorité ventrue" et "des mères à la tendresse absente" (page 22), mais à cette maltraitance "ordinaire" vient maintenant s'ajouter une véritable persécution par des figures du mal (qui sont l'envers du génie Mélusath du volet précédent, et du philosophe Yann Angernal de ce volet) :

– les trois démons UV, nés des hantises d'Ivan, et apparaissant suivant un manège bien rôdé (Hugues Valmeur agit dans les chapitres 1 et 5 de la première partie du Vol du cormoran, Ugo Veltori dans les chapitres 2 et 4 de la deuxième partie, Ukko Varkinen dans le chapitre 3 de la troisième et dernière partie) ;

– le gourou Laurent Ferrier (aidé de son âme damnée, Velasco), père de Kantor Ferrier (et soeur de Muriel, entrevue dans le premier volet) ;

– le directeur Bran Hadès, père adoptif de Rhad Matteo et employeur, après Constantin, de Maxime Algeiba et Sendra Ilion.


Sous la pression de ces êtres démoniaques (ou, pour les enfants Angernal, d'un père bon mais trop célèbre pour leur bien), les artistes (confirmés ou en devenir) des générations 50 et 60 vont être obsédés, comme leurs devanciers, par "le désir profond, lancinant, du crime à commettre" (page 86, voir aussi page 137), mais ils vont surtout être amenés à se comporter comme des pantins, des automates, des poupées (autant de termes qui reviennent fréquemment sous la plume de Francis Berthelot), dansant sur une musique qui n'est pas la leur, une "comptine insensée" (page 133), une "gigue sinistre" (page 144), "des chansons ineptes" (page 482), voire un requiem.


Cette emprise n'affectant qu'une partie de leur être, nos (anti-)héros se retrouvent souvent écartelés entre leur personnalité profonde (artistique) et une autre plus superficielle (et macabre) ; ce dédoublement (qualifié de "clivage insane" page 123) est exemplifié par :

– des numéros (pages 91-92, Ivan Algeiba devient Ivan I, Ivan II le tendre, Ivan III le luxurieux, Ivan IV le cruel) ;

– des noms (Kantor Ferrier prend le pseudonyme de Kerfiel ; Maxime Algeiba oscille en permanence entre dame Vipère et Mr. Spleen) ;

– des pronoms (Moa Tao demande à être désigné.e par "île", ce qui en fait un des premiers personnages non-binaires de la littérature française, même s'île vit mal cette incertitude générique et rêve d'en sortir).


Comme le dit explicitement la page 552, l'enjeu pour ces nouveaux personnages, comme pour leurs devanciers, est bien, à terme, de réconcilier ces facettes contradictoires de leur être, et de parvenir ainsi à une forme d'accomplissement, autant humain qu'artistique (puisque "l'art, vampire suprême, se nourrit de la souffrance des hommes et n'a de cesse qu'il ne l'ait transcendée", page 533).


Cette métamorphose était inscrite dès l'origine dans l'ennéalogie de Francis Berthelot, je l'ai dit, mais elle prend ici une nature d'autant plus mythique que ce volet central de l'oeuvre se confronte plus frontalement aux grands thèmes (et aux grands noms) de l'imaginaire, à commencer par la religion : ce n'est pas un hasard si chaque personnage jure de façon personnalisée, suivant l'éducation qu'il a reçu (Moa Tao s'en prend aux bouddhas, Ivan et Kantor à dieu ou à diable, et Maxime à la "sainte verge").


Comme l'indique sans doute la présence d'un producteur italien démoniaque, Ugo Veltori, dans le Jeu du cormoran, Francis Berthelot a (entres autres) en tête un certain cinéma italien de genre, où pullulent sectes démoniaques (comme dans Jour de colère) et (j'y reviendrai) décors infernaux (comme dans Hadès Palace).


Ceci dit, Jour de colère (centre exact de l'ennéalogie) semble avant tout une réponse brillante à l'Echiquier du mal de Dan Simmons : là où l'auteur américain créait, de façon très manichéenne, des gentils peu mémorables et des méchants atroces, livrant ainsi une oeuvre (pour moi) certes virtuose mais très froide, Francis Berthelot confère le même pouvoir de "pénétration mentale" à un personnage pétri de doutes, oscillant entre l'héritage génétique de son père, le gourou Laurent Ferrier, et celui, tout spirituel, du philosophe Yann Angernal : le très réussi (car très humain) Kantor Ferrier.


En veine de défis littéraires, Francis Berthelot en vient aussi, dans Hadès Palace, non seulement à réécrire des scènes classiques de la mythologie (même si les rôles de Orphée et Eurydice seront repris, plutôt que par Lon Orfelt et Lys d'Eurcy, leurs équivalents structurels, par Rhad Matteo et Maxime Algeiba), mais aussi à se confronter au Suspiria de Dario Argento, en mettant en scène un lieu à l'évidence infernal, où les artistes viennent pour se perfectionner, mais doivent affronter une entité démoniaque...


Comme toujours, le style de Francis Berthelot est à la hauteur de ses histoires ambitieuses, voir par exemple les chansons de Lon Orfelt, aussi brillantes que les poésies de Mélanie Fazi (page 414, avec, outre les rimes, un travail sonore sur les consonnes uvulaires, R, les labio-dentales, F, V et les dentales, T, D, N) :

"Rendez-moi sa rousseur,

La fièvre de sa voix.

Rendez-moi sa douleur,

La vie éteinte en moi."


Au final, ce deuxième volet de l'ennéalogie de Francis Berthelot confirme si brillamment le statut monumental de l'oeuvre que les curieux pourraient préférer entamer sa lecture par lui (dans un entretien, l'auteur le conseille d'ailleurs lui-même, si l'on cherche une immersion plus rapide dans son fantastique).


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