Vivre sauvage dans les villes d'Anne-Sylvie Salzman
Dans un entretien figurant dans le numéro 89 de Bifrost, Anne-Sylvie Salzman déclare que son travail de nouvelliste fantastique s'inscrit à la fois dans "le weird viscéral", selon l'expression de son éditeur italien, Andrea Vaccaro, mais aussi et surtout dans "un ero-guro à la française".
Si l'on en croit le critique Jonathan Newell, le weird, par opposition au gothique (qui l'a engendré), se caractérise par le recours au "pouvoir de dissolution du dégoût", plutôt qu'au "pouvoir d'affirmation de la peur sublime", donc par un accent mis sur "le non-humain" plutôt que sur "le passé humain et l'esprit humain".
Autrement dit, et Jeff VanderMeer ne dirait pas le contraire : le weird est du côté du grotesque (entendu notamment comme déformation corporelle, pas forcément risible, dans la lignée de la célèbre "Préface" à Cromwell de Victor Hugo).
Le travail d'Anne-Sylvie Salzman aurait donc à voir avec celui de David Cronenberg (référence convoquée par son éditeur italien) ou celui de Laurent Pépin (avec qui elle partage une fascination pour les enfances rimbaldiennes, voir la nouvelle "Le Chemin de halage") ; il se situerait quelque part entre celui de Sabrina Calvo (dont le grotesque est plus mythique que carnavalesque) et de Jean-Marc Agrati (dont le grotesque est plus carnavalesque que mythique).
Rien d'étonnant donc à ce qu'Anne-Sylvie Salzman revendique une filiation avec l'ero-guro-nansensu, ce mouvement littéraire japonais né dans l'entre-deux guerres et inspiré du fantastique occidental ; ses nouvelles fantastiques convoquent bel et bien, en effet :
– l'érotique (entendu, comme le fait la critique Miriam Silverberg page 29 de son ouvrage sur le sujet, au sens large, à savoir "la différence et le désir", voir notamment la section "Filles perdues" du recueil) ;
– le grotesque (il n'est pas anodin que son éditeur italien ait publié ses nouvelles sous le titre Lacérations, car les corps sont souvent mis à mal dans ses nouvelles, et pas seulement dans la section "Crucifixions" du recueil) ;
– le non-sense (à la Lewis Carroll, dans la mesure où nous ignorerons, la plupart du temps, pourquoi les personnages sont confrontés à de tels phénomènes, j'y reviendrai).
Cette filiation est loin d'être superficielle : la nouvelle la plus longue du recueil, "La Main voyante", renvoie aussi bien à l'Histoire de l'oeil de Georges Bataille ou au "Marchand de sable" d'Hoffmann qu'à "La Chaise humaine" de ce maître de l'ero-guro-nansensu qu'était Edogawa Ranpo (pour la façon dont un homme rêve de s'immiscer dans l'intimité d'une femme).
Ajoutez à ça les clins d'oeil à "La couleur tombée du ciel" de Lovecraft dans "Shioge" et peut-être à L'Île de béton de Ballard dans "Vivre sauvage dans les villes", sans parler de la référence inversée à Lady Into Fox de David Garnett dans "Fox Into Lady" (comme le remarque Marianne de la librairie Charybde), et vous comprendrez aisément qu'Hugues de la même librairie a raison d'écrire qu'Anne-Sylvie Salzman montre "une parfaite maîtrise des codes littéraires du genre et des attentes associées, chez la lectrice ou le lecteur, permettant de les déjouer avec subtilité".
De fait, les nouvelles d'Anne-Sylvie Salzman illustrent à merveille la façon dont Joël Malrieu décrit le genre fantastique, comme (page 48 de son brillant essai) "la confrontation de deux éléments seulement : un personnage et un élément perturbateur", le phénomène.
Joël Malrieu explique par exemple (page 53 de son essai) que "la vacuité intrinsèque du personnage est précisément la condition première du récit fantastique", une condition qu'Anne-Sylvie Salzman pousse souvent à l'extrême : si la protagoniste rimbaldienne du "Chemin de halage" peut déclarer (page 47 du recueil) "la vie m'est trop petite", c'est précisément parce que son existence est d'une banalité sans nom, comme celle de la plupart des personnages du recueil.
Du coup, comme l'écrit encore Joël Malrieu (page 54 de son essai), "rien, en effet, ne semble prédisposer le personnage à se trouver ainsi confronté avec l'extraordinaire et l'impossible", une condition qu'Anne-Sylvie Salzman applique là aussi à la lettre : contrairement à ce qui se passe par exemple chez sa consoeur Mélanie Fazi, plus intimiste, nous n'aurons pas vraiment l'impression, au bout du compte, que le phénomène fantastique se justifiait par autre chose que le vide premier du personnage qu'il déstabilise (le récit restera, jusqu'au bout, inexplicable, sauf à lire entre les lignes ; c'est le nonsense que j'évoquais plus haut).
Tout ceci n'empêche pas, comme le dit Joël Malrieu (page 73 de son essai), que "l'expérience fantastique débouche le plus souvent sur la révélation du monde et celle du moi", y compris dans la mort ("accueillir, dans la joie, sa propre fin du monde" page 76) ou la résignation ("on n'ira pas plus loin", page 34). Evidemment, il est toujours préférable de se découvrir chasseresse (et "sauvage") plutôt que victime...
Tout ceci est distillé avec finesse par "une écriture d'une élégance et d'une précision suggérant parfois quelque pacte mystérieux avec une entité surnaturelle" (dixit Hugues de Charybde), une écriture qui n'oublie pas de travailler la matérialité de la langue : "elle pourrait mettre le poing dans les plaies que lui fait la nuit, qui l'abandonne enfin sur les berges de la rivière" (page 46 du recueil, avec des allitérations en bilabiales, P, B, M, mais aussi en labiodentales, F, V).
Au bout du compte, comme l'écrit son éditeur italien, Anne-Sylvie Salzman est bel et bien à ranger "parmi les autrices les plus appréciées de la nouvelle génération du weird européen".
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