La Rouille d'Eric Richer
Avant Tiger, qui lorgnait à la fois vers le giallo et le polar (futuriste) chinois, il y avait, dans la bibliographie d'Eric Richer, La Rouille, que Sean James Rose a qualifié de récit "entre Mad Max et la littérature post-exotique d'Antoine Volodine", mais qui s'inspire sans doute tout autant, sinon plus, d'un certain cinéma japonais.
En dépit des références insistantes à Shin'ya Tsukamoto, le roman me semble plus apparenté au génial mais glaçant Cimetière de la morale de Kinji Fukusaku, dont il reprend à peu près tous les thèmes :
– la répugnance de son personnage principal (Noi Hakkarl) pour les codes de la société (marginale) où il s'insère (et particulièrement pour son violent rite de passage, le Kännöst, impliquant un glouton) ;
– son rapport compliqué à la violence (à la fois endémique et imprimée en lui par les autres) ;
– son obsession pour une figure féminine, ici dédoublée (Eliina Pilvi, la mère disparue, et Minttu Loinen, alias "Mute", l'amie partie pour une autre ville) ;
– son addiction à la drogue, qui lui fait paradoxalement retrouver une part d'enfance, sous la forme d'un requin (hallucinatoire ?) semblable à "un ballon gonflé à l'hélium" (page 15), aussi noir ici qu'il était rose chez Kinji Fukusaku.
Le monde russo-finlandais fictif où Noi se débat n'a rien à envier, en effet, à celui des yakuzas : c'est un endroit que son oncle Otto décrit (page 76) comme un "no woman's land", un coin où, excepté une "vigile hommasse" (page 103) et "les caissières" du Citymarket (page 204), en voie de remplacement par des douchettes, "la dernière femme du bled" (page 335) a une carrure si impressionnante que les rumeurs la disent homme…
Etant donné que les jurons favoris des hommes du cru sont, outre le classique "putain", les plus surprenants "pute vérolée", "chatte vérolée" (pages 126, 155, 186) et "chatte daubée" (pages 139, 153, 161), voire "chatte pourrie" (page 164), on peut comprendre l'empressement des femmes à quitter, qui un mari trop soumis à son père (la mère de Noi), qui un mari violent (la mère de Mute).
Les jeunes filles, elles, soit rêvassent sur un audiobook dans lequel une vierge sauve un lycanthrope de sa malédiction, tout en adoptant la violence de leurs aînés (c'est le cas de Roxane Tarert dans le chapitre 13), soit se prostituent dans l'espoir de se constituer un pécule suffisant pour partir (c'est le cas de Katya dans le chapitre 20).
On l'aura compris, comme Francis Berthelot dans le premier pan de son ennéalogie, ou Laurent Pépin dans Monstrueuse féerie, Eric Richer explore avant tout la façon dont les parents (et les adultes en général) cabossent leurs enfants (un thème qu'il reprendra dans Tiger), ici en leur imposant un intenable modèle de virilité agressive (et homophobe, voir le chapitre 12).
Comme l'explique très bien Otto en parlant de son beau-frère abandonné par sa femme (page 81) : "il s'est perdu dans la rouille des épaves de leur foutue casse, et a élevé son fils comme ça, comme un égaré au milieu de leurs montagnes de carcasses en attente d'être broyées" (page 81, avec un travail sonore sur les consonnes labio-dentales, F, V, comme sur les vélaires, K, G).
Notez que, pour cette première occurrence dans le texte, "rouille" a, comme page 116, son sens premier, de réaction d'oxydation ; plus tard, elle en viendra à désigner la couleur des cheveux coupés de Mute (page 186), mais aussi, et surtout, cette maladie qui emporte aussi bien les chiens que les hommes (page 352). Eric Richer ne nous le dit jamais ouvertement, mais bien sûr, c'est aussi bien cette société viriliste toute entière qui constitue la rouille à laquelle Noi doit échapper, peut-être par la vitesse...
Pour décrire le parcours de son anti-héros, Eric Richer adopte, comme plus tard dans Tiger, une manière de montage parallèle, sauf qu'il le déploie ici dans le temps plutôt que dans l'espace (et sans jamais perdre le lecteur) :
– les 13 chapitres 2, 4, 6, 8, 11, 13, 15, 16, 18, 20, 22, 23, 24, écrits au présent de l'indicatif, forment justement le présent de Noi, le temps de ses 14 ans (c'est la trame principale, à laquelle les autres lignes narratives vont s'entrelacer) ;
– le chapitre 1, écrit au passé simple, retrace ce qui est sans doute le point de bascule dans la vie de Noi, arrivé lors de ses 13 ans (chronologiquement parlant, il se situe donc à peu près au milieu de l'histoire, mais Eric Richer l'a déporté en tête de roman, créant ainsi, un peu comme son collègue Quentin Leclerc dans Saccage, une fiction acentrée) ;
– les 7 chapitres 3, 7, 10, 14, 17, 19, 21, écrits au passé simple et composés en italique, décrivent, un peu après ce point de bascule, le trajet d'un personnage, Noi pour moi, vers un lieu précis, qui n'est pas celui de son initiation, contrairement à ce que pense Viduité (notez aussi qu'il y ait fait allusion à un épisode de violence qui ne sera guère élucidé que par des allusions, pages 71 ou 356 du texte) ;
– enfin, les 3 chapitres 5, 9, 12, écrits au passé simple, relatent des événements datant des 12 ans de Noi, qui permettent bien sûr d'éclairer son présent...
Là aussi, comme plus tard dans Tiger, Eric Richer adopte parfois, pour rendre les passages les plus âpres de son texte, un style saccadé de film d'action, tout en phrases nominales ; mais toujours, il travaille la langue pour qu'elle retrace à merveille les états d'âme de son anti-héros, par exemple : "son coeur cogne sous ses côtes, un squale dans une cage d'inox" (page 351, avec des allitérations en vélaires, K, G, et en sifflantes, S, Z).
Au final, La Rouille, comme beaucoup des publications de l'Ogre, est un de ces romans qui vous mangent la cervelle, "un coup de tonnerre salutaire dans une nuit polaire menaçante" (dixit Hugues de la librairie Charybde).
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