Tomie & Sensor de Junji Itô
Les amateurs de J-Horror connaissent bien Junji Itô, qui non content de s'ériger en brillant disciple de Kazuo Umezu, est parvenu à égaler, voire à dépasser, son maître, notamment grâce à une imagination visuelle inégalable – essayez de résumer, par exemple, le concept du "Voleur de visages", et les mots sembleront soudainement vous fuir : "des ballons tueurs à l'effigie de chaque personne", comme le dit L'enbouquinée ? Non, essayez encore...
En France, les mangas de Junji Itô étaient jusqu'ici publiés par Tonkam, mais ils sont maintenant repris (sous forme de splendides objets-livres, reconnaissons-le) par Mangetsu, qui n'est autre (je n'y avais pas fait attention en demandant des services de presse, j'avoue) que la filiale manga de Bragelonne...
Ironie de l'histoire, la maison d'édition a donc, au même moment, démis de ses fonctions un président accusé de sexisme, et republié l'intégrale de Tomie, la première oeuvre (ainsi que le premier chef d'oeuvre) de Junji Itô, une série primitivement inspirée à l'auteur par sa "phobie des femmes" (comme il l'avoue page 749) – même si la série est loin, bien loin de se résumer à cela, j'y reviendrai.
Après Tomie, Mangetsu vient, fort logiquement, d'enchaîner sur Sensor, une mini-série plus récente, centrée elle aussi sur un personnage féminin, Kyôko Byakuya – soit, comme le dit Morolian page 238, "deux héroïnes aussi belles que maudites", encore que leur malédiction ne soit pas exactement la même...
Outre cette continuité thématique, ces deux titres présentent l'immense avantage de délimiter toute l'étendue de la palette de Junji Itô, depuis l'horreur corporelle à la Cronenberg (marquée par le grotesque, au sens japonais du terme, celui qui est utilisé dans l'expression "ero-guro-nansensu") jusqu'à "l'horreur cosmique" à la Lovecraft (marquée elle par le sublime, comme le signale Morolian pages 238-239 de Sensor) – autrement dit, tout le spectre de la science-fiction suivant Istvan Csicsery-Ronay.
Tomie
A toute saigneuse, tout honneur – commençons donc par Tomie.
La série se base sur un concept simple, décliné en vingt épisodes par Junji Itô (sans forcément que se dégage une trame chronologique claire, même si des personnages secondaires reviennent ça et là) – simple mais bipartite, jugez-en :
– Tomie "arbore toujours le même visage" (page 221), caractérisé par "une peau pâle et translucide, et un grain de beauté sous l'oeil gauche, sans oublier des cheveux brillants comme de la soie" (page 429) ;
– "tous ceux qui s'intéressent à elle de trop près finissent par vouloir la découper en morceaux" (page 254), mais immanquablement elle "se régénère chaque fois qu'on la découpe, exactement comme la queue des lézards" (page 221) ou comme "les planaires" (page 72).
On le devine, cette deuxième faculté de Tomie va donner lieu à une surenchère d'idées macabres de la part de Junji Itô (mention spéciale pour le chapitre 15, "Le Moût", qui ne s'oublie pas des années après sa première lecture, j'en suis la preuve vivante), qui l'amèneront notamment à nous présenter des assemblages corporels que n'aurait pas renié Hans Bellmer (je pense aux pages 272 ou 708).
Du coup, on comprend pourquoi Alexandre Aja voit en Tomie "un chef d'oeuvre du body horror et du gore" (page 4), mais le deuxième terme me semble singulièrement inapproprié pour décrire l'oeuvre de Junji Itô, pour une raison simple : elle n'a rien à avoir avec la cruauté (le plaisir ressenti à la vue du sang qui coule) de mise dans le gore, au contraire (du reste, le noir et blanc du dessin atténue le choc, comme dans le Psychose d'Hitchcock).
Bien plus qu'une énième variation sur le thème de "la femme fatale" (dixit Morolian page 748) ou du "classique fantôme vengeur" (page 747), ce qu'elle est à première vue ; bien plus qu'un avatar de Carrie (à qui Junji Itô fait allusion page 532) ou d'Alien (que démarque le deuxième épisode, celui qui fixe les fondamentaux de la série) ; bien plus qu'une actualisation de la figure folklorique malaise de la penanggalan, déjà exploitée par de nombreux films d'horreur thaïlandais (voir notamment pages 34, 71, 372, 394, 598), Tomie est avant tout une révélatrice.
Tel "l'ange" du Théorème de Pier Paolo Pasolini, Tomie, par sa seule présence, va en effet mettre au jour les instincts soigneusement dissimulés par les gens qu'elle rencontre, et exacerber les tensions latentes au sein des microcosmes où elle débarque, que ce soit un couple (chapitre 2), une famille sans enfants (chapitre 12 ou 16) ou une famille avec enfants (chapitre 13 ou 14).
En quelque sorte, Tomie n'est que le thermomètre qui va enregistrer la fièvre courant sous la peau lisse d'une société hypocrite : comme la présentation que j'ai faite plus tôt pouvait d'ailleurs le laisser pressentir, Tomie est avant tout un manga sur les apparences, et ce qu'elles peuvent dissimuler d'horrible.
Ainsi s'expliquent, selon moi, la présence dans la série :
– d'une photographe (dans les chapitres 4, 5, 6), qui va découvrir que le révélateur est pratique aussi bien pour démasquer Tomie que pour aveugler un agresseur ;
– d'un peintre et d'un sculpteur chargés d'immortaliser la beauté de Tomie, mais qu'elle rendra aussi fous que les autres (chapitre 9) ;
– d'un être "chétif et repoussant" (page 496), envers moral de Tomie, et à première vue indifférent à son charme (l'émouvant chapitre 13) ;
– d'un top model, qui passera du statut de rival à celui d'adversaire de Tomie (chapitre 19) ;
– de jeunes filles avides d'avoir une aussi belle chevelure que Tomie (chapitre 11).
En suggérant que Tomie, malgré son immortalité apparente, n'a pas vraiment accès à une forme stable dans la mémoire des gens, en raison de ses mutations perpétuelles, Junji Itô soulève également la question de l'identité (et de son lien avec l'enveloppe corporelle) : c'est tout l'enjeu de la guerre des clones qui occupe les derniers chapitres (18, 19, 20), mais qui était déjà en germe par exemple dans les chapitres 3 et 10 (chaque Tomie veut rester la seule, donc brûler le corps mort dont elle s'est extraite).
Si tout cela vous rappelle quelque chose, la saga Molly Southbourne par exemple, c'est normal : Tade Thompson n'est qu'un des innombrables créateurs qui ont été, à l'évidence, traumatisé par Tomie – "l'ultime bogeywoman", comme le dit fort bien Alexandre Aja dans sa préface (page 4).
Avant de passer à Sensor, un petit mot sur le dessin et le découpage de Tomie, première oeuvre de son auteur rappelons-le :
– le dessin s'affine très vite, après un premier chapitre au trait plus rond et plus simple (et sans trames) ; dès le deuxième chapitre, on commence à retrouver ces ombres sous les yeux que Junji Itô emploiera, tout au long de sa carrière, pour signifier la folie de ses personnages ;
– le découpage, quant à lui, reste relativement classique, sans être académique (un taux de cases panoramiques de 0,56 par page), mais cette disposition quelque peu étouffante est évidemment à l'unisson des histoires racontées (l'élargissement des cases à un passage judicieusement choisi fait d'autant plus mal).
Kyôko (mademoiselle Sensor)
Dans Sensor, le dessin de Junji Itô est définitivement à son sommet, et le découpage, un peu plus aéré (le taux de cases panoramiques s'établit à 0,79 par page) – l'idéal pour une histoire qui ambitionne de nous faire ressentir "la terreur engendrée par l'insignifiance de l'humanité face à l'étendue de l'univers tout entière" (dixit Morolian page 239).
Pour cela, Junji Itô va organiser ses personnages suivant un canevas plus rigoureux que Tomie (où des figures de jeunes femmes, comme la photographe que j'évoquais, venaient occasionnellement équilibrer la noirceur propre à Tomie).
Du côté de la lumière, il y aura donc :
– Miguele, le missionnaire chrétien mort à l'ère d'Edo, incarnation du dieu Amagami ;
– Kyôko Byakura, l'héroïne, qui acquiert des pouvoirs surnaturels dans le premier chapitre ;
– Wataru Tsuchiyado, le journaliste qui enquête sur Kyôko dès le deuxième chapitre.
Du côté des ténèbres, on trouvera, dans une symétrie parfaite :
– une "abomination neurale" (page 98) dont le troisième chapitre nous conte la genèse ;
– Beniko Yamaoka, obsédée par Wataru, et qui apparaît dans la série quand Kyôko s'en absente momentanément (chapitre 5) ;
– Kagerô Aido, l'occultiste qui veut gagner, via Kyôko, un accès aux mystérieuses annales Akashiques.
Junji Itô fait donc appel ici à l'ésotérisme post-lovecraftien et au folklore chrétien, mais il ne peut pas s'empêcher, parce qu'il est Junji Itô, d'introduire (dans le chapitre 4, sans doute le meilleur) des "insectes suicidaires" analogues aux rats qui infestaient Hamelin, mais aussi (dans le chapitre 5) des miroirs routiers détournés de leur fonction usuelle...
Ces à-côtés (qui réjouiront les fans) n'entament en rien l'unité de Sensor, qui est sans doute une série plus structurée que Tomie donc, mais qui ressemble plus à un (bon) manga d'aventures ésotériques tel que Rain Man de Yukinobu Hoshino ; Junji Itô dit (page 237) s'être inspiré de Daijirô Morohoshi, mais Sensor reste quand même en-deça de Shiori et Shimiko...
Dans l'oeuvre de Junji Ito, Sensor occupe donc peu ou prou, malgré son indéniable virtuosité, la même place qu'Au-delà de nos rêves dans celle de Richard Matheson, ou qu'Au-delà dans celle de Clint Eastwood : une histoire qu'une mythologie préexistante (l'occultisme, pour le dire vite) prive quelque peu de personnalité.
Autrement dit, pour se faire une idée juste du talent de Junji Itô, donc pour le découvrir si on ne le connaît pas, il vaut sans doute mieux privilégier les histoires courtes (qui reparaîtront prochainement) ou l'intégrale de Tomie (sans qui une bonne bibliothèque ne saurait être complète) plutôt que Sensor, qui sera plus apprécié, selon moi, par les lecteurs ou lectrices déjà habitués à l'oeuvre (comme moi).
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