mercredi 6 octobre 2021

Personne ne bat la machine

Gnomon 1/2 & 2/2 de Nick Harkaway


7 (et non 5) mauvaises raisons de lire Gnomon


Quelle (mauvaise) raison peut bien pousser un lecteur ou une lectrice à s'immerger, tel.le un requin ou un sous-marin, dans les quelques mille pages (963 pour être précis) que comprend la traduction de ce roman-fleuve de Nick Harkaway ?


L'audace ? Un défi intellectuel pareil ne se refuse pas, surtout si l'auteur s'emploie astucieusement à toujours vous maintenir la tête hors de l'eau (oui, j'avoue, c'est ce qui a joué dans mon cas, ça et un éditeur tentateur qui m'a offert la possibilité de lire ce roman en service de presse, merci à lui).


La nostalgie ? Si Satoshi Kon était vivant, nul doute qu'il aurait acheté sur-le-champ les droits d'adaptation du livre, histoire d'offrir une petite soeur à Paprika (film auquel la page 442 du tome 1 fait clairement allusion) – on attend sous peu une offre de Mamoru Oshii, en revanche.


L'admiration ? Un joueur de go vous le dirait, un livre pareil, cousin germain de Ghost in the Shell, constitue un myoushu, un coup excellent et inattendu, qu'il convient de savourer en connaisseur (pour le go, voir notamment le tome 1 pages 145-147).


Le snobisme ? Après tout, Nick Harkaway est le fils biologique de John Le Carré, même s'il est plutôt, littérairement parlant, l'enfant de Jorge Luis Borgès et de William Gibson, deux maîtres du "polar métaphysique" (genre dont relève précisément ce roman, j'y reviendrai).


Le militantisme ? Rares sont les romans en prise directe sur leur époque, et la portée de celui-ci dépasse largement l'Angleterre de Teresa May (avec laquelle il se collette aussi vigoureusement que V pour Vendetta le faisait avec l'Angleterre de Margaret Thatcher).


L'occultisme ? Sans rire, ce roman contient, littéralement, "l'âme d'un ange" (tome 1 page 20), que la lecture activera dans tout esprit propre à lui servir de réceptacle, à condition bien sûr d'aller au bout de sa lecture (page 472 du tome 2).


Le devoir moral ? Ben oui, "un livre n'est terminé que quand il a été lu" (tome 1 page 426), et il serait vraiment criminel de ne pas achever celui-là...


Quelle que soit la raison, il faut se plonger dans Gnomon, éventuellement muni.e d'une des nombreuses bouées obligeamment fournies par la blogosphère (ou d'un fil d'Ariane, si vous préférez, comme Stéphanie Chaptal, la métaphore du labyrinthe, explicitement convoquée page 379 du tome 2).


La mienne tient en deux mots, déjà prononcés par Artemus Dada : "thriller métaphysique", ou "métacognitif", si l'on préfère l'appellation, plus parlante il est vrai, d'Antoine Dechêne (le genre brassant des questions plutôt liées à la connaissance qu'à la divinité).


Cyber-polar


Que Gnomon soit un polar, le vocabulaire ("limier", "piste", "gibier") ne cesse de nous le rappeler, mais aussi l'onomastique : étant donné que le polar dérive du roman de la prairie cher à Fenimore Cooper (voir cet article de Virginie Fernandez ou ce livre de Jean-Claude Vareille), les noms de certains personnages (Mielikki Neith, Diana Hunter, Chase Pakhet ou Devana Bendis) s'inspirent de déesses de la chasse (Mielikki, Diane, Devana, Bendis) ou de la guerre (Neith, Pakhet), comme l'a bien vu Feyd Rautha ("chase" et "hunter" se passent de commentaires, quoique Nick Harkaway donne, non sans mauvaise foi, une origine française à "chase" page 414 du tome 1) .


Comme dans un polar classique, nous aurons donc droit à une mort initiale (celle de l'écrivaine Diana Hunter en garde à vue), à des perquisitions (à trois reprises dans la maison de la victime), à une course-poursuite derrière un criminel insaisissable, à une visite de l'enquêtrice (Mielikki Neith) à son pire ennemi (en mode Clarice Starling face à Hannibal Lecter, merci Thomas Harris), mais aussi à la scène où cette dernière "se fait traditionnellement tabasser dans le premier chapitre" (tome 1, page 81).


Evidemment, Nick Harkaway ne s'en tient (heureusement) pas là, déjà parce qu'il imprime une orientation clairement cyberpunk à son roman. L'histoire se passe en effet dans un futur proche, dans un pays "piqueté d'yeux électroniques" (tome 2 page 334) qui ont instauré "une transparence personnelle totale" (tome 1 page 54) – autrement dit le Témoin, une version numérique du "panoptique" (tome 2 page 75) tel que l'a rêvé Bentham (tome 2 page 122) et cauchemardé Foucault (tome 2 page 146).


Corollaire à cette surveillance perpétuelle, doublée d'une gouvernance algorithmique par vote électronique (le Système), la police du Témoin dispose d'un moyen chirurgical d'extraire, sous forme de fichier téléchargeable dans le cerveau d'un tiers, les souvenirs d'un suspect quelconque – ici Diana Hunter, que cet interrogatoire neural direct a peut-être conduit à la mort (Mielikki Neith est précisément chargée de déterminer les responsabilités de chacun).


L'ennui dans le cas de Diana Hunter, c'est qu'elle a trouvé le moyen de battre la machine, de déjouer cette société de transparence qui est déjà la nôtre, non en acquérant une transparence encore plus grande (la voie adoptée par Les Furtifs d'Alain Damasio, qui traite d'un sujet similaire), mais en réintroduisant de l'opacité dans son espace privé, aussi bien physique (la cage de Faraday dans sa maison, qui est classiquement une image de son esprit) que mental (les personnalités imaginaires qui cohabitent dans sa tête).


C'est ici que se branche, tel un câble de core rope memory, la partie métaphysique (ou métacognitive) de l'ouvrage, parce que visualiser ces souvenirs artificiels va évidemment perturber l'enquêtrice, Mielikki Neith – mais aussi le lecteur ou la lectrice, confronté.e à "un livre aux trames narratives emmêlées" (tome 2 page 152).


Méta-polar


Pourtant, dans un monde où le moindre acte compte également pour les caméras de surveillance du Témoin, il semble difficile d'éprouver "la peur profonde, quasi existentielle, que le motif d'une vie particulière se révèle insignifiant face à la marée babillante de la majorité ou à la vaste indifférence de l'univers au-delà" (tome 1 page 58) – autrement dit le sublime, ce sentiment que procure aussi bien le polar métaphysique (Artemus Dada le rappelle) que la science-fiction (quand elle n'use pas du grotesque, voir cet article d'Istvan Csicsery-Ronay).


Mielikki Neith, nous l'apprendrons page 73 du tome 2, a déjà connu pareil sentiment, lors d'une plongée aux îles Santorin (qui souligne d'autant, selon moi, sa ressemblance avec le célèbre major Motoko Kusanagi de Ghost in the Shell ; je vous épargne les occurrences de l'expression "esprit dans la machine" dans le roman, qui pourraient tout aussi bien, il est vrai, évoquer la philosophie anti-cartésienne de Gilbert Ryle).


En revanche, même si elle prend grand soin de vérifier régulièrement qu'elle n'a pas, sans s'en rendre compte, basculé dans un rêve en "lisant" un souvenir, il semble peu probable qu'une personne aussi rationnelle qu'elle en vienne, comme nous le promet le narrateur dès la page 16 du tome 1, à "perdre la foi en tout ce en quoi elle a cru à un moment de sa vie", et pourtant...


Cette intervention initiale d'un mystérieux narrateur (qui ne reprendra la parole que page 433 du tome 2), sans compter l'apparition d'une "Némésis" (tome 1 page 76) du nom de Lönnrot (prénommé Regno au lieu d'Eric, comme le souligne la page 170 du tome 1), voire les eucalyptus du tome 2 (pages 134 et 143), tout ça pointe dans la direction d'une nouvelle de Jorge Luis Borgès, "La Mort et la boussole", qui est précisément considérée comme un classique du méta-polar (oui, l'emploi de cette expression vise à ne pas choisir entre "polar métaphysique" et "polar métacognitif").


Avant de me pencher d'un peu plus près sur cette référence, importante selon moi, je signalerai juste que le choix de féminiser la figure du détective voué à échouer, s'il est (hélas) rare dans le méta-polar, illustre à merveille en revanche la tournure gothique propre au genre, d'après Susan Elizabeth Sweeney – c'est aussi un choix fait par William Gibson dans sa trilogie Blue Ant, autre influence majeure de Nick Harkaway (l'expression "reconnaissance de motifs" apparaît à la page 349 du tome 1, et l'écrivain est explicitement cité page 423 du tome 1).


Dans le roman gothique en effet, l'héroïne qui découvre une conspiration ourdie autour d'elle se voit disqualifiée comme "hystérique", pour le dire vite, par des figures masculines pourtant censées veiller sur elle : c'est clairement ce qui va arriver à Mielikki Neith avec ce "grand frère" invisible (allusion claire à George Orwell) que constitue le Témoin – et je ne parle même pas de toutes les déclinaisons de traîtres à la voix doucereuse auxquelles elle va être confrontée dans son enquête.


Ceci dit, l'essentiel du vertige qui va peu à peu s'emparer de Mielikki tient surtout à la façon dont les récits de Diana Hunter vont défier ses facultés interprétatives – et les nôtres par contre-coup, quoique de façon différente (j'y reviendrai).


Mise en abyme


Pour structurer ces narrations enchâssées, Nick Harkaway me semble calquer l'organisation géographique de la nouvelle de Borgès que j'évoquais plus haut, à cette différence que les personnes situées aux quatre points cardinaux ne sont pas des victimes réelles, mais des personnes imaginaires créées par Diana Hunter, narratrices des faux souvenirs qui se déroulent dans sa tête :

– au Nord, Constantin Kyriakos, le banquier hanté (comme dans Vertigo) par son amour mort, et pourchassé (un peu comme dans "Le K" de Buzzati) par un requin ;

– au Sud, Berihun Bekele, un peintre, également concepteur des décors d'un jeu vidéo qui ressemble furieusement au monde de Mielikki Neith ;

– à l'Ouest, Athénaïs Karthagonensis, une érudite hantée par son fils mort, et sommé d'éclaircir une mort mystérieuse en chambre close (métaphore du Système), dont Mielikki Neith va bientôt retrouver un écho dans son monde ;

– à l'Est, Diana Hunter elle-même, sous sa forme de bibliothécaire.


Ensemble, ces quatre personnes vont articuler, non le Tétragramme (YHWH), le nom secret de Dieu, comme dans la nouvelle de Borgès, mais le nom d'une entité démoniaque (GNMN, ou Gnomon), qui va intervenir dans une contre-narration, autrement dit un texte introduit dans l'esprit de Diana Hunter par son interrogateur, afin de perturber la rotation parfaite de ses souvenirs factices.


"Rotation" ai-je dit, car ces cinq personnages prennent la parole d'une façon qui rappelle irrésistiblement "le canon per tonos" de Jean-Sébastien Bach, qui "fait retour sur lui-même un ton plus haut qu'il n'a commencé" (tome 2 page 49), avec la possibilité sous-jacente de poursuivre ainsi à l'infini – c'est la récursivité chère au coeur de Douglas Hofstadter (une référence que d'autres que moi ont déjà invoquée à propos de Nick Harkaway, par exemple David Harris ou Blue BookBallon).


Plus précisément, et géométriquement parlant ce coup-ci, chacun de leurs segments narratifs constitue un gnomon, à savoir "tout ce qui, combiné à autre chose, donne un produit de même nature que l'entité originale" (tome 2 page 108) – l'exemple le plus simple est le trapèze qu'on ajoute à la base d'un triangle pour en faire un triangle plus grand, mais le concept peut s'appliquer aussi bien à un carré qu'à un pentagone, voire à une figure en trois dimensions...


Là encore, ces ajouts pourraient se poursuivre à l'infini, mais Nick Harkaway va choisir de les stabiliser (momentanément ?), afin de fournir à son histoire une résolution – bien loin de celles en vigueur dans le polar classique, mais une résolution tout de même.


Dénouement ?


Dans les formes extrêmes du méta-polar (je pense à La Maison de rendez-vous d'Alain Robbe-Grillet), une telle résolution de l'intrigue est structurellement impossible ; l'enjeu, pour le lecteur ou la lectrice, est donc plutôt d'identifier, au moyen des indices disséminés dans le texte, la personne à l'origine de cette structure mentale chaotique que constitue le livre.


Un tel enjeu existe également chez Nick Harkaway, puisque le lecteur ou la lectrice peut jouer à identifier qui se dissimule derrière le mystérieux narrateur initial évoqué plus haut : comme la prédiction de ce dernier nous a donné d'emblée une longueur d'avance sur Mielikki Neith, notre intérêt ne saurait de toute façon être de faire la course avec elle (donc de comprendre avant elle ce qui s'est passé), mais plutôt de se demander quand elle va bien pouvoir perdre sa foi en ce fichu Système.


Là où, comme je le disais plus haut, notre objectif rejoint, tout de même, celui de Mielikki, mais de façon biaisée par cette avance que nous avons sur elle, c'est dans la façon dont nous considérons (et interprétons) les cinq narrations enchâssées que je viens d'évoquer. Notre extériorité par rapport à l'histoire nous donne certes un léger avantage sur elle, mais comme "tout est écho" (tome 2 page 327), nous peinons tout autant qu'elle à trouver "la vue d'ensemble" (tome 2 page 433).


La seule chose dont nous sommes certains, c'est que cette vue existe bien... Après tout, les cinq protagonistes de ces récits entrelacés sont à l'évidence des symboles des cinq clés nécessaire pour accéder au Système (donc à une certaine vérité de l'histoire) : dongle ; nom d'utilisateur, mot de passe ; biome, connectome (suivant le schéma classique avoir / savoir / être, également utilisé dans Vostok de Laurent Kloetzer).


Toutefois, comme dans tout méta-polar qui se respecte, l'important n'est clairement pas le but du voyage (l'explication finale, qui d'ailleurs ouvre sur d'autres perspectives plutôt que de clôturer le texte), mais le chemin parcouru : en cours de route, nous aurons appris à questionner la frontière entre réalité et fiction (comme dans Paprika et ses épigones, dont Inception), mais aussi celle entre esprit et machine (comme dans Ghost in the Shell et ses héritiers, dont Matrix, à qui Nick Harkaway fait ironiquement allusion pages 131 du tome 1 et 263 du tome 2).


Comme la longueur de cette chronique le prouve, Gnomon est aussi de ces oeuvres qu'on peut déplier à l'infini sans en épuiser les différents aspects : un livre-monde tout autant qu'un livre-fleuve ou, pour le dire de façon aussi concise que Feyd Rautha, un "roman magistral".



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