mardi 14 septembre 2021

Si tu vois une fille qui te ressemble...

Les Meurtres de Molly Southbourne & La Survie de Molly Southbourne de Tade Thompson


Je profite de la récente sortie française du deuxième volet de la saga Molly Southbourne pour rendre compte également, dans cette chronique commune, de son premier volet, que j'avais lu en son temps, mais non commenté ici (je l'ai relu pour l'occasion, histoire de me conforter dans mon ressenti).


Je l'ai déjà dit ici, j'évite de plus en plus de lire en traduction : je pense qu'il se perd beaucoup plus du texte originel qu'on ne le croit d'ordinaire. Evidemment, avec un traducteur comme Jean-Daniel Brèque (à la réputation méritée, voir Cabale de Clive Barker) et un écrivain comme Tade Thompson (qui privilégie un style incisif, "simple mais efficace" comme le souligne fort justement Apophis), on peut penser que le risque est limité, et c'est vrai dans une certaine mesure.


Tout de même, une phrase comme "I'm bleeding from both palms because of my escape through a broken window", ça reste un poil plus sonore (donc plus rugueux) que "je saigne des deux mains parce que je me suis échappée en brisant une vitre" (page 13 de La Survie) : cette omniprésence des consonnes labio-dentales (P, B, M) souligne d'autant la description faite par Tade Thompson, qui manifeste peu ou prou la même ambition que Chuck Palahniuk, celle de créer une "littérature physicaliste", pour reprendre l'expression de Pierre-Louis Patoine (voir la chronique de Feyd Rautha, qui parle très bien de cet aspect).


Néanmoins, l'intérêt de la saga Molly Southbourne est tel (pour les amateurs d'horreur corporelle, mais pas que), et les couvertures d'Aurélien Police, si somptueuses, que la lecture en version française de Tade Thompson (très bien traduit donc par Jean-Daniel Brèque) vaut indiscutablement le détour.


Le concept de base de la saga est d'une simplicité biblique (pour ne pas dire mythique, j'y reviendrai) : le sang de Molly, combiné à n'importe quelle substance d'origine organique, donne naissance à un clone d'elle-même (un "hémoclone"), animé d'une volonté meurtrière à son encontre.


L'allusion à la mythologie grecque est claire (Apophis la voit parfaitement, même s'il ne cite pas la bonne anecdote) : à la mort du géant Picoloos, qui tentait de s'en prendre à Circé, une fleur naquit de son sang répandu (tout comme le narcisse naquit du sang de Narcisse) ; cette fleur, appelée "moly", est la seule à pouvoir contrer les enchantements de Circé...


Tade Thompson ne se borne pas à cette seule référence : il en profite pour rassembler, en seulement (pour l'instant) deux novellas, les scènes d'horreur corporelle les plus frappantes des littératures et filmographies de l'imaginaire :

– les cocons de Body Snatchers, primitivement inventés par le grand Jack Finney, rappelons-le (pages 36 des Meurtres, et 108 de La Survie) ;

– la gestation d'Alien, comme l'a bien vu Apophis (pages 37 et 105 des Meurtres, puis 60 et 110 de La Survie, où elle jouera un rôle plus capital) ;

– peut-être aussi la confection de clones via une goutte de sang et un liquide magique, le paut, vue dans Les Voies d'Anubis de Tim Powers (pages 36 des Meurtres, puis 22-23 et 78 de La Survie) ;

– peut-être aussi l'invraisemblable capacité de régénération de la Tomié de Junji Itô (en revanche, le webtoon Sangs et papillons, qui utilise brillamment une thématique semblable, est, sauf erreur de ma part, trop récent pour avoir pu influencer Tade Thompson).


La force de la saga Molly Southbourne ne tient pas seulement à cette synthèse, si réussie soit-elle, mais aussi à la façon dont Tade Thompson répercute son postulat de base sur le mental de ses deux héroïnes : Molly elle-même, et la narratrice des chapitres 1 et 4 des Meurtres et 1 à 12 de La Survie – ce n'est pas pour rien que Nicolas Winter parle, à propos du premier volet, d'"exploration psychologique acérée".


Comme l'ont noté Apophis et Nicolas Winter, les deux volets de la saga se situent à l'opposé l'un de l'autre sur le plan mental et structurel ; cette antithèse est liée, pour moi, aux deux conceptions différentes du temps mis en oeuvre par les deux récits.


Comme le prouve notamment l'absence de toponyme et de datation précises (oui, ceci est un accord de proximité délibéré), le premier volet se situe dans un espace-temps mythique, où le même cycle horrifique (ici évidemment lié au cycle menstruel) se répète éternellement, à charge pour Molly de trouver un moyen de l'interrompre : même si Molly va vite quitter la ferme où elle a grandi, elle va rester prisonnière de cette bulle – on est donc typiquement dans l'horreur folklorique, telle que l'illustre par exemple Midsommar d'Ari Aster, pour ne prendre qu'un exemple récent.


Au contraire, le deuxième volet voit sa narratrice retrouver un espace-temps historique, marqué par la linéarité (on est à Londres, en 1989), et tout l'enjeu pour elle sera de savoir quoi en faire ; toutes proportions gardées, elle est exactement dans le même état d'esprit qu'une vengeresse après l'accomplissement de sa vengeance (par exemple, Lady Snowblood à la fin du manga éponyme de Kazuo Koike et Kazuo Kamimura, ou l'agente Maya à la fin de Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow) : vide, donc à remplir – mais de quoi ? (Notez que d'une certaine manière, Molly aussi était vide, même si elle, elle savait quoi faire, voir l'analyse de FranB.)


De là découlent le rythme effréné du premier volet, et le rythme plus contemplatif ("poussif" dirait Apophis) du deuxième : Molly sait parfaitement ce qu'elle a à faire, là où la narratrice du deuxième volet doit plus ou moins réinventer sa vie – d'où un suspense au début plus psychologique que physique, même si les extraits du journal vidéo de James Down font monter la tension.


L'un comme l'autre volume sont donc, à leur manière, aussi palpitants l'un que l'autre, Tade Thompson sachant tirer toute la substantifique moelle de son concept originel (bientôt déployé dans un troisième volet, mais aussi dans une adaptation filmique).


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