vendredi 3 juin 2022

Le mur rouge

Sangs et papillons de Remin


Les meilleurs webtoons tirent souvent leur efficacité d'un positionnement spécifique vis-à-vis de leurs concurrents japonais – Yoshiro Togashi, Eichirô Oda, Akira Toriyama ou Kôhei Horikoshi, pour ne citer que quatre auteurs majeurs de shônen, dont l'influence est palpable sur les créateurs et créatrices de manhwas.


C'est vrai de Tower of God de Slave In Utero, qui à partir d'un point de départ analogue à un arc bien connu de Hunter x Hunter (la tour à gravir) déploie un univers personnel, qui déjoue souvent nos attentes, bien qu'il fasse écho, par sa galerie de personnages hauts en couleur, à One Piece ou, par ses multiples changement d'allégeance des protagonistes, à Dragon Ball.


C'est tout aussi vrai de unOrdinary d'Uru-chan, relecture amère de My Hero Academia, qui y introduit des motifs comme le harcèlement scolaire ou les ghettos urbains, sans parler de la thématique de la monstruosité, à peine effleurée dans l'original.


D'une certaine manière, c'est également vrai de Sangs et papillons, qui fait délibérément un pas de côté par rapport à ces mangas servant de modèles aux webtoons – et donc par rapport aux webtoons eux-mêmes.


La longueur est de mise dans ces séries (unOrdinary a dépassé les 250 épisodes, et Tower of God, les 450, même si la traduction française est en retard sur l'anglaise) ? Sangs et papillons mise sur la brièveté (83 épisodes en tout, dont 79 suffisent à achever l'histoire, voir plus bas).


Les bagarres sont une composante essentielle de l'histoire, à côté des développements psychologiques ? Sangs et papillons nous fait très vite comprendre, par son rythme, lent mais paradoxalement intense, et par ses nombreux flash-backs, que son point focal réside plutôt dans les sentiments des personnages (même si les combats sont au rendez-vous).


L'histoire s'organise autour d'un concept simple, susceptible d'infinies variations ? Sangs et papillons fait à première vue de même, avec son monde futuriste où des humains transfusés avec du sang de déesse, les papillons, affrontent d'énormes chenilles agressives, les,insectes ; mais dès l'exposé de ce pitch, nous nous rendons compte que quelque chose cloche : les papillons ne sont-ils pas des insectes, eux aussi ? une chenille n'est-elle pas censée pouvoir se métamorphoser, tel le vilain petit canard d'Andersen ?


Bien sûr, Remin va exploiter jusqu'au bout cette faille apparente de son scénario : après s'être soudainement découvert membre de ce corps d'élite que sont les papillons, Maehwa, le personnage central, va être la proie d'interrogations de plus en plus lancinantes – tel un Harry Potter amnésique qui découvrirait progressivement qu'il est peut-être, aussi, Voldemort.


Ce concept n'est pas forcément neuf, il a déjà utilisé, sous une forme similaire, dans la série Magisterium de Cassandra Clare & Holly Black ou, sous une forme beaucoup moins progressive, dans le manga Black Butler de Yana Toboso et ses célèbres twists de personnage, que Remin utilise aussi, à l'occasion, soyez prévenu.e.s (une autre ressemblance tient dans l'usage de l'horreur corporelle, ici en mode plus Cronenberg que Junji Itô).


Le concept n'est pas neuf donc, mais Remin le traite avec talent, tirant parti de toutes les ressources que lui offre son medium (les webtoons sont, rappelons-le, faits pour être lu par défilement vertical sur un écran, de smartphone ou de PC).


C'est, par exemple, dans le superbe épisode 58, l'apparition soudaine de deux cases à la place d'une, puis carrément d'un trait continu, qui va diviser tout l'écran en deux, et symboliser, bien sûr, le sentiment d'isolement du reste de l'humanité qu'expérimente alors le cobaye XX5 – et qu'il va matérialiser par un "mur rouge".


C'est aussi, dans l'épisode 67, l'apparition tardive du titre de l'épisode, qui vient à point pour fournir la réponse à la question implicite que pose le gardien à son prisonnier : "il ne doit plus rester qu'une seule émotion", mais laquelle ? (Cette description est délibérément un peu elliptique, pour éviter tout spoil.)


C'est tout autant, dans l'épisode 79, sur lequel la série aurait pu se conclure, l'usage d'une image tellement longue qu'il faut la faire défiler (verticalement) pour l'appréhender dans sa globalité – et en être frappé.e, la scène étant une des plus marquantes de la série.


Le seul défaut (mineur) du webtoon Sangs et papillons, c'est justement la façon dont il s'achève : si Remin désamorce habilement le conflit final (à la manière de Neil Gaiman dans Black Orchid), elle ne peut résister à la tentation de dénouer un par un tous les fils de son histoire plutôt que de s'en tenir, de façon quelque peu suspensive, à ce très bel épisode 79.


Un peu comme Steven Spielberg faisait durer IA une demi-heure de trop, afin de faire passer un (mauvais) happy end plutôt que de terminer sur l'image de son personnage au fond d'une piscine, Remin ajoute 4 épisodes de conclusion, fort habilement faits, et n'utilisant aucun élément qui n'ait déjà été exposé auparavant, mais tout de même, si beaux soient-ils, superfétatoires : des personnages qui auraient pu rester absents reviennent, et surtout, les humains repartent à la conquête du monde, sans tirer apparemment profit de leurs erreurs passées.


Cette (toute relative) maladresse finale n'enlève rien à la tension croissante que Remin orchestre savamment tout au long de Sangs et papillons (qui n'a aucun moment creux, contrairement à d'autres mangas ou webtoons réputés) ; elle n'enlève rien au talent (répétons-le) avec lequel l'autrice traite du thème de la monstruosité – et plus généralement de la différence.


Beaucoup moins connu que ses grands frères Tower of God (43 millions de vue en VF) et unOrdinary (96 millions de vue en VF), Sangs et papillons (et ses 10 millions de vue en VF, quand même) mérite donc clairement le détour.



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