jeudi 2 juin 2022

Une incision en Y

Yama Loka Terminus de Léo Henry & Jacques Mucchielli


Comment autopsier le réel ? Saisir fermement le scalpel de l'imaginaire, et pratiquer, dans son ventre mou, "une incision en Y" (page 59) – Y comme Yama Loka terminus, Y comme Yirminadingrad.


Alors qu'un goûter se prépare pour fêter tout à la fois les (presque) 1 an de Spam et les 14 ans de Yama Loka Terminus, alors que la (très réelle) guerre ukrainienne donne un regain d'actualité aux (imaginaires) guerres mycroniennes, c'est l'occasion ou jamais de se replonger dans cette ville imaginaire à nulle autre pareille, qui abrite notamment la tombe d'Antoine Volodine (voir page 171).


Avec le recul, les 21 nouvelles (on a envie de dire "tigelles", à cause de la page 126) de Yama Loka Terminus me semblent mues par la même ambition que les Livres de sang de Clive Barker : embrasser, en un seul recueil, la totalité d'un genre (ici, l'imaginaire au sens large, plutôt que l'horreur seule), grâce à un concept simple (ici, une ville bien réelle, plutôt que ces artères imaginaires où sont censés circuler les morts).


Sans surprise donc, ces 21 textes à la première personne nous en évoquent bien d'autres, qui n'étaient pas nécessairement dans la tête des auteurs quand ils ont écrits Yama Loka Terminus, mais qui viennent quand même à l'esprit du lecteur ou de la lectrice, et qui enrichissent sa lecture, en faisant ressortir d'autant l'originalité de Léo Henry et de Jacques Mucchielli.


Citons-en quelques-uns, non pour la frime (quoique), mais pour montrer jusqu'à quelle profondeur Yirminadingrad étend ses fondations : Les Cavaliers de Joseph Kessel ("Cheval cauchemar") ; "Le Train de l'abattoir" de Clive Barker et Le Transperceneige de Lob & Rochette ("Attentat de personne") ; L'Exorciste version Blatty ou Friedkin ("Diabolo manque") ; Capitale Songe de Lucien Raphmaj, roman pourtant ultérieur (".. toutes les flammes sont égales..") ; Quand j'avais cinq ans je m'ai tué de Howard Buten et Charly de Lapière & Magda ("Power Kowboy") ; "Drencula" de Boris Vian ("Dans le noir") ; Révolution électronique de William Burroughs ("Histoire du captif et du prisonnier") ; le mythe d'Ulysse et Pénélope ("Demain l'usine") ; "La Lumière du monde" d'Ernest Hemingway ("Evgeny, l'histoire de l'art et moi") ; Crash version Ballard ou Cronenberg ("Sache ce que je te réserve") ; la "Légende dorée de Saint Christophe" ; la "Prose du Transsibérien" de Blaise Cendrars et les Archives du vent de Pierre Cendors, roman pourtant ultérieur, sans parler de Héros et tombes d'Ernesto Sabato ("Journal de mon retour à la cité natale", mais aussi "Et s'échapper des côtes rompues, et se répandre en nuées immenses") ; Alien de Ridley Scott ("Espace, un orphelin") ; etc.


Un tel inventaire à la Prévert débouche fatalement sur une question : dans tant de variété, peut-il se trouver une unité autre que celle qu'apporte le décor urbain de Yirminadingrad, cette "succube séductrice, impossible à assouvir" (page 202, admirez au passage l'allitération en sifflantes, S, Z) ?


La réponse est dans la question : le concept central du recueil, cette ville moderne de l'Est marquée notamment par la guerre, débouche fatalement sur celui d'aliénation (au sens large), pour peu qu'on adhère aux thèses du sociologue Georg Simmel ou à celles du situationniste Guy Debord (voir l'allusion page 98, "le Spectandise, le Spectacle et la Marchandise", mais aussi, bien sûr, la nouvelle psychogéographique de Tadjélé, un des trois prolongements de Yama Loka Terminus avec Bara Yogoï, qui fait également la part belle à la dérive, et Adar).


Si l'on en croit le théoricien allemand, l'instauration de la ville moderne va de pair avec "le caractère pluriel de l'identité de l'individu moderne" (dixit Jean-Marc Stébé & Hervé Marchal) mais aussi avec "la dépersonnalisation, la réduction d'impulsivité et de la part de spontanéité" (dixit Philippe Jurkowicz) ; si l'on en croit l'écrivain français et ses amis, l'espace urbain moderne est "aseptisé, policé, empêchant l'émergence de toute conscience collective" (dixit Yves Bonard & Vincent Capt) – il constitue "un dispositif d'isolement, d'exclusion et de réclusion des citadins" (dixit Philippe Simay).


Yama Loka Terminus exploite toutes ces variations sur un même thème, à commencer par la dualité, ce processus emblématique d'une aliénation urbaine autant que d'un certain fantastique – quoi de plus logique pour un recueil écrit par deux personnes ?


De fait, la figure du double est présente dans le recueil sous à peu près toutes ses formes (je simplifie sans doute un peu trop, les nouvelles étant plus nuancées) : le père dont il faut éviter de reproduire le destin ("Cheval cauchemar") ; le demi-frère inquiétant ("Diabolo manque") ; les avatars oniriques ("...toutes les flammes sont égales...") ; l'ami imaginaire ("Power Kowboy") ; l'autre qu'on tient en son pouvoir, mais avec qui on finit par changer de place ("Histoire du captif et du prisonnier") ; le prête-nom paranoïaque ("Tarmac – Penthouse / dernier rapport de télésurveillance") ; la collègue rebelle qu'on voudrait devenir ("Demain l'usine") ; le jumeau ("10101 (rhapsodie)") ; le reflet de ce qu'on a été ("Légende dorée de Saint Christophe") ; le parasite extraterrestre ("Espace, un orphelin").


Mieux encore, considérant, avec Arthur Rimbaud, que "les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles", (et c'est là, sans doute, la différence majeure avec Clive Barker), les auteurs ont inscrit cette dualité dans la forme même des textes, si bien que Yama Loka Terminus est riche en astuces narratives jamais gratuites, par exemple :

– les nombreux mots-valises utilisés dans "Histoire du captif et du prisonnier" reflètent le mélange de personnalités à l'oeuvre dans le texte ;

– la division de "Tarmac – Penthouse / dernier rapport de télésurveillance" en 3 pistes, une pour la narration objective (la little voice de Chuck Palahniuk), une pour les dialogues, une enfin pour le monologue subjectif du personnage commentant l'action (la big voice de Chuck Palahniuk), non seulement traduit la possible paranoïa du protagoniste, mais démontre aussi quel parti on peut tirer de l'emploi simultané du showing et du telling, procédé pourtant honni par les manuels d'écriture (voir les Trois contes de Flaubert pour un autre exemple de la technique) ;

– la double narration, à la première personne et à la deuxième personne, de "Demain l'usine" permet de distinguer les moments où la narratrice s'affirme, se singularise, de ceux où elle n'est qu'un rouage anonyme de l'usine ("tu ne dis plus jamais je, tu parles à peine" page 125) ;

– l'insertion de flux d'information dans "10101 (rhapsodie)", outre qu'elle exprime fort bien la porosité du moi dans le monde moderne, rend parfaitement la confusion de la narratrice, qui se retrouve, comme le personnage qu'elle invente, "propulsée dans un noeud de fictions semi-aléatoires" (page 173), autrement dit dans un réel riche en signes "qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication" (suivant une formule de Manuel de Oliveira reprise par Jean-Luc Godard) ;

– dans "Escale d'urgence, matériaux pour un adultère", les fragments de texte en italique et à la deuxième personne envahissent la narration à la première, tout comme l'image que le narrateur se fait de Yirminadingrad d'après les récits des autres en vient à le hanter ;

– si le monde souterrain décrit dans "Et s'échapper des côtes rompues, et se répandre en nuées immenses" est organisé comme une "ruche" (page 308, suivant un animisme qui annonce Point-du-jour), le texte lui-même adopte une structure hexagonale, en s'organisant en 6 parties plus 1 (chacune des 6 premières parties utilise 3 items d'un ensembles de 6 textes, qui vont revenir 3 fois de suite dans ces 6 parties, avant d'être repris une dernière fois dans la dernière partie, suivant l'ordre AFB, BCA, CBD, DCE, EFD, AFE, ABCDEF ; par ailleurs, la phrase finale de chacune des 6 premières parties est reprise à la fin de la septième, formant un tout cohérent) ;

– dans "Espace, un orphelin", les textes en italiques et à vocabulaire limité, insérés dans une narration à la première personne plus enlevée, trahissent la contamination de l'esprit du personnage par un parasite extraterrestre, qui n'est peut-être qu'une invention de sa folie.


Comme les brèves citations que j'ai faites ici ou là ont pu déjà le laisser entrevoir, en sus d'être thématiquement et formellement travaillées, ces 21 nouvelles sont écrits dans une prose flamboyante (mais jamais tape-à-l'oeil), de laquelle on pourrait sans peine dire, avec le héros de "Ces photos de moi que l'on n'a jamais prises" (page 152) : "c'est ce qu'avaient vu les dinosaures avant de disparaître, des flammèches minuscules, innombrables, pleuvant comme des myriades de filaments électriques et laissant sur la rétine des sillons de cécité" (avec d'innombrables jeux de sonorités, une attaque en consonnes dentales, T, D, N ; un corps en bilabiales, P, B, M ; une fin en sifflantes, S, Z).


Redisons-le avec Hugues de la librairie Charybde : "L'univers de Yirminadingrad, dans ses diverses incarnations, dont Yama Loka Terminus posait les fondations, est indéniablement un élément majeur, malgré sa relative discrétion – à laquelle il ne tient qu'à chacune et chacun, lectrice ou lecteur de conviction devenant prosélyte, de mettre fin progressivement –, de l'imaginaire souterrain de ce début de 21ème siècle (et chacun enquêtera de son côté sur la place secrète que le chiffre 21 y occupe)."



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