jeudi 2 juin 2022

Il n’est d’envers ni d’endroit

The Department of Truth 1 de James Tynion IV & Martin Simmonds


Pour Pascal Engel, une des idées les plus toxiques de notre ère de désinformation généralisée est de considérer que la vérité est le fruit d'un consensus – donc que Galilée ne peut pas avoir eu raison de prétendre, seul contre tous ou presque, que la Terre tournait autour du Soleil.


Dans le récent Mary Toft ou la Reine des lapins, Dexter Palmer interrogeait (entre autres) cette idée en s'emparant d'un authentique fait divers du XVIIIe siècle, histoire de montrer que les racines du mal sont plus profondes qu'il n'y paraît.


Le scénariste James Tynion IV (superbement secondé par Martin Simmonds, j'y reviendrai) choisit une approche plus radicale, et non moins efficace, celle du raisonnement par l'absurde : que se passerait-il si la majorité pouvait vraiment décider de la vérité, rien qu'en plébiscitant une croyance absconse ?


Dans le monde de The Department of Truth, étant donné que "plus les gens croient en quelque chose, plus cette chose gagne en vraisemblance, et plus la balance de la réalité penche en sa faveur" (chapitre 1), il existe une officine secrète chargée de s'assurer "que les théories du complot restent des théories du complot" (chapitre 1) – ce qui a notamment pu amener ses membres à "abattre le Père Noël" (chapitre 2).


Paradoxalement (comme le souligne fort justement Nicolas Winter), pour évoquer la toxicité des théories du complots (le platisme dans le chapitre 1, la panique satanique dans le chapitre 2, la théorie des acteurs de crise dans le chapitre 3, les QAnon dans le chapitre 4, les reptiliens dans le chapitre 5, pour suivre là encore Nicolas Winter), The Department of Truth (clin d'oeil évident au Miniver de George Orwell) se retrouve donc à prendre la forme, chère aux complotistes justement, d'une "histoire secrète" à l'envers de l'histoire officielle (chapitre 5, mais dès le chapitre 1, un personnage-clé prononce la phrase qui sert de titre à cette chronique).


A première vue, l'histoire semble ouvertement lorgner du côté de la référence en la matière, le Planetary de Warren Ellis & John Cassaday (qui s'intéressait plus à l'histoire alternative promue par les fictions) : comme Elijah Snow, Cole Turner, le protagoniste de The Departement of Truth, se voit recruté par une guerrière, Ruby, bien digne de Jakita Wagner (qui peut jouer au foot avec un rhino, rappelons-le) ; comme lui, il découvre progressivement que son recrutement est loin d'être le fruit du hasard, et que son rôle dans le conflit où il débarque est tout sauf anecdotique...


Il y a cependant une différence de taille : Cole Turner n'est pas un super-héros, c'est juste un professeur à Quantico pour le FBI, marié à un journaliste et heureux en ménage, du moins quand les cauchemars de son enfance ne viennent pas le tourmenter – il est encore sensible, donc loin d'être aussi désabusé que le Signaleur, le "héros" des Agents de Dreamland, autre magistrale "histoire secrète", en novella cette fois-ci.


Dès lors, son parcours aura tout d'une descente aux enfers, cousine de celle que vit, dans le poignant chapitre 3, cette femme que les complotistes accusent d'avoir mis en scène la mort de son fils – comme le lui rappelle alors Ruby : "c'est un sale boulot, Cole" et "on n'est pas les Men in Black, Cole".


L'objectif du comics se dévoile alors : montrer quels effets (pervers) peuvent avoir, à hauteur d'homme, des élucubrations en apparence anodines, mais qui forment bel et bien "l'ultime avatar de la pop culture", comme l'expose le traducteur du comics, Maxime Le Dain, dans un article passionnant (la comparaison avec Planetary n'est donc pas usurpée).


Dans cette tâche, James Tynion IV est secondé à merveille, comme je le disais, par Martin Simmonds : si le dessin de ce dernier regarde en direction du Dave McKean de L'Asile d'Arkham ou du Bill Sienkewicz de Moby Dick (comme le fait fort justement remarquer Victor Benelbaz), c'est bien parce que The Departement of Truth est avant tout (contrairement à Planetary) une aventure intérieure, presque un affrontement entre soi et soi – en témoignent les cases où apparaissent des images plus symboliques que réelles, sur fond de dialogue ou de récitatif.


Pour rendre tout à la fois ce climat d'incertitude permanente (cette "ambiance d'irréalité, de décalage constant, d'incertitude sur la réalité perçue par les sens, de monde derrière le monde", suivant Gromovar, qui décrit fort bien le style graphique de Martin Simmonds, certainement mieux que moi) et la sensation d'étouffement qu'il procure au protagoniste, il fallait bien un tel choix graphique, marqué par un trait estompé, des teintes sombres, des cases surcadrées de blanc et plaquées sur un fond noir, et un découpage volontairement peu aéré (il y a en moyenne 0,93 cases prenant la largeur d'une planche par page, là où le comics moderne va volontiers jusqu'à 2 ou 3).


De tout ceci, on peut conclure sans peine, avec Thomas@constellations, qu'on est vraiment devant "un chef-d'œuvre sur tous les plans, pétri d'ambitions, démesuré dans la qualité de son exécution", sans doute un futur classique, comme Planetaryet on attend avec impatience le tome 2, qui sort bientôt en France paraît-il.



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