Tè mawon de Michael Roch
La capacité de Michael Roch à transcender des genres aussi canoniques que, par exemple, le conte lovecraftien ou le récit de pirates n'est plus à prouver depuis Le Livre jaune (comme il le déclare dans un entretien au Chroniqueur : "j'utilise ce que j'ai sous la main. Inutile de réinventer").
Avec Tè mawon (lu en service de presse), il applique aujourd'hui ce même talent au cyperbunk, au point d'en créer, peut-être, une variante, que le Syndrome Quickson baptise "cybergrunge" et décrit comme "le cyberpunk sans les néons et le glamour qu'on lui associe généralement" (de fait, le glamour est bien là, mais il est tenu à distance, notamment par ce que j'appellerai volontiers une esthétique du bidonville, voir pages 80 ou 176).
Sans surprise, cette brillante déclinaison passe avant tout par une des dimensions fétiches de la Volte, le travail sur la langue : comme le dit fort bien Stéphanie Chaptal, "le langage et les multiples interprétations qu'il propose sont au cœur du récit", non pour nous éblouir (même si ça marche très bien), mais pour mieux nous interpeller.
Commençons par ce qui est sans doute le moins visible : le travail sur la syntaxe.
Michael Roch s'empare du "moule flaubertien le mieux établi, où l'apparition d'une seconde proposition dans une phrase binaire est suspendue par l'insertion d'un groupe, généralement participial" (suivant la description de Gilles Philippe, page 373 de l'indispensable histoire de La Langue littéraire), et il fait carrément du groupe en question une proposition autonome, qui vient s'insérer entre les deux autres, perturbant ainsi leur liaison.
En voici un exemple, pris page 171, où ce schéma se déploie, exceptionnellement, dans une seule et même phrase plutôt que dans trois phrases successives, mais l'effet est le même (je vais délibérément à la ligne pour souligner le découpage du texte) :
"Un temps passe encore,
nous nous tenons l'un en face de l'autre, tendus comme les cordes d'un archet ;
un temps immense et lourd, avant que j'essuie mes joues."
Cela pourrait sembler n'être qu'un tic d'écriture comme un autre, mais c'est en fait révélateur d'une conception du texte (et du monde par extension) comme un ensemble de blocs qui s'interpénètrent les uns les autres, de lignes qui ne se tiennent pas sagement à parallèle distance l'une de l'autre (le Tout-Monde d'Edouard Glissant quoi, j'y reviendrai).
Une autre pratique narrative significative de cette conception est la polyphonie : comme Marcel Schwob (La Croisade des enfants, texte précurseur), Alain Damasio (La Zone du dehors, La Horde du contrevent, Les Furtifs), Catherine Dufour (Outrage et rébellion, qui partage avec Tè mawon une organisation géographique verticale, j'y reviendrai), Quentin Leclerc (Saccage) ou Lucien Raphmaj (Capitale Songe, autre grand roman cyberpunk francophone), Michael Roch entremêle plusieurs récits à la première personne (quatre en tout) pour raconter son histoire – en variant les tons, bien entendu, donc le lexique.
Il y a, dans 11 chapitres, Joe Cénocle, qui est à Patson, le fils de Pat, ce que Bardamu est à Robinson ; du reste, comme Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit, il emploie le passé composé ("Ca a vraiment commencé quand le Patson m'a embarqué dans son délire", page 7) et le redoublement des sujets ou des compléments d'objet par un pronom ("Je vous dis, la galère elle a commencé là", page 27) ; en prime, il parsème sa prose de mots en verlan ("Il m'a même pas téma, ce bandeur", page 59), ce qui fait de lui l'équivalent de l'Elkeïd du Chant des glaces ou du Tony Tout-Fou des Furtifs (en plus attachant peut-être).
Il y a, dans 11 chapitres, Ezie et, dans 5 autres, Lonia, les deux soeurs traduktè de Pat, qui s'expriment au présent, dans une langue à peu près semblable (pour moi), où le créole resurgit dans les moments les plus chargés en émotion ("Je la zyè qui gonfle comme un abricot katgrenn au soleil, cette menteuse", page 23).
Il y a enfin, dans 12 chapitres, Pat, Patrik Sézè, dont le nom est un hommage à Aimé Césaire (voir page 187) ; il raconte au présent, comme ses soeurs, mais il emploie beaucoup plus le kréyol, et surtout, il se parle souvent à la deuxième personne ("Sonjé Tout-Moun : pense à cette terre qui t'attend", page 8).
Ici encore, Michael Roch (un peu comme l'Andrée Michaud de Bondrée) s'inspire de Flaubert (avec qui il partage aussi un même goût pour le style indirect libre) et de sa façon d'employer des mots grecs dans Salammbô : "le contrat stylistique sur lequel repose l'emploi des termes "rares" n'oblige pas le lecteur à consulter un dictionnaire spécialisé" (comme l'explique Stéphane Chaudier, glosant Gustave Lanson, toujours dans La Langue littéraire, page 292) ; mieux, l'opposition avec les termes courants fait émerger un sens neuf.
Regardez par exemple ce qui se produit dans l'extrait suivant, pris page 92 : "fok nou krazé l'écume, battre lanmé sargas pour en faire jaillir la mousse molle" (c'est justement Pat qui parle, avec un travail sonore sur les consonnes bilabiales, P, B, M, mais aussi, sans surprise, sur les liquides, L ; la langue de Michael Roch est tout aussi poétique que dans Le Livre jaune).
Le lecteur ou la lectrice novice en kréyol retient d'abord les mots français, précisément ceux qui portent l'essentiel de la scène ("écume", "mousse molle") ; pour peu qu'il ou elle prenne la peine de relire la phrase en y mettant l'accent, le sens des mots créoles lui apparaît – mais pour cela, il ou elle a dû se couler dans le corps d'un autre, ou du moins dans sa gorge.
C'est précisément pour ça, me semble-t-il, que Michael Roch emploie le kréyol dans sa prose : pour inscrire le "corps du conteur dans la langue", comme dans le skaz russe ; pour nous faire ainsi adopter un autre point de vue que le nôtre ; mais aussi pour "faire bégayer la langue" (Deleuze & Guattari, Mille plateaux, page 131) et ainsi échapper au timbre dominant du français académique.
En effet, pour Michael Roch, "ce qui nous aliène, c'est de rester prisonniers d'un langage" (page 39), donc "si tu veux sauver le monde, tu dois faire en sorte qu'aucune langue n'en domine une autre" (page 108) – là encore, l'auteur rejoint les réflexions de Gilles Deleuze & Félix Guattari ("former des phrases grammaticalement correctes est, pour l'individu normal, le préalable de toute soumission aux lois sociales", page 127 de Mille plateaux).
Mettre l'accent sur le corps (et le langage particulier qu'il sécrète) pour dénoncer l'aliénation urbaine (la société des éblouissements de Joseph Tonda, héritière de la société du spectacle de Guy Debord, voire le colonialisme numérique tel que le définit Roberto Casati), c'était déjà le thème d'un des chefs d'oeuvre du cyberpunk, le premier Ghost in the Shell de Mamoru Oshii – un thème abondamment repris depuis, aussi bien dans Matrix que dans Capitale Songe, et donc dans Tè mawon.
Se souvenant sans doute d'une phrase fameuse de Denis de Rougemont ("la vraie condition de l'homme, c'est de penser avec ses mains", ce dernier mot étant utilisé comme "symbole de l'action proprement humaine" plus qu'au sens propre, donc comme symbole du corps tout entier), Michael Roch met beaucoup en scène, justement, cet étendard du corps que sont les mains, souvent souffrantes – celles de Joe, de Pat, mais aussi de personnages secondaires comme Andrée Fitt (page 71) :
"Elle garde ses mains contre son bas-ventre. Ses doigts sont croisés, son index gauche par-dessus le droit. Ce même index arrache les peaux qui cerclent l'ongle de son pouce."
Cette Andrée Fitt qui se triture tant les mains est, paradoxalement peut-être, l'incarnation même de la société néolibérale de Lanvil, une "afrodystopie" que le sociologue Joseph Tonda (évoqué par Andrée Fitt page 75, et quasi-cité par une ayi page 128) comparerait sans doute au Wakanda (voir cet entretien) : Lanvil est peut-être une mégalopole prospère, mais elle est dirigée par les "corpolitiques" (autrement dit, des grandes entreprises réunie en assemblée), et elle fait clairement la distinction entre l'anba, où sont relégués les pauvres, et l'anwo, où vivent les riches.
Ici, on pense au monde vertical mis en scène dans le diptyque chinois de Catherine Dufour, surtout au Goût de l'immortalité, qui faisait déjà appel, pour contre-balancer l'environnement technologique, à l'archétype fantastique de la sorcière vaudou, forcément maléfique donc (contrairement à la Man Pitak de Michael Roch), mais aussi à celui du diable voulant tout détruire (le Fouta de Michael Roch en est un reflet estompé).
Les quatre personnages principaux de Michael Roch, s'ils ont chacun leur "propre quête à mener", donc "des objectifs plus personnels" (dixit FungiLumini), vont finalement se retrouver sur un point (comme souvent dans un récit polyphonique) : se frayer, dans cet univers aliénant, une voie personnelle entre la soumission bovine et la violence aveugle (incarnée par Fouta) ; promouvoir "l'instruction, la réflexion et l'intelligence d'un peuple capable de se regarder en face plutôt que de regarder les écrans" (page 128, quasi-citation de cet entretien avec Joseph Tonda) ; parvenir à "l'articulation de l'univers physique avec la part créative de l'homme", (une des définitions du Tout-Monde d'Edouard Glissant suivant Christian Uwe).
Comme dans Toxoplasma de Sabrina Calvo (autre grand roman cyberpunk francophone) ou dans Sous la colline, l'intrigue de Tè mawon se cristallise donc dans une quête mythique, celle de "la terre des zansèt" (page 7) peut-être enfouie quelque part sous le béton de Lanvil, une terre qui est l'incarnation même de cet idéal relationnel du Tout-Monde promu par Edouard Glissant.
On l'aura remarqué, dans cette (trop longue) chronique, j'ai plusieurs fois évoqué des autrices avec lesquelles Tè mawon entre en résonance, notamment Sabrina Calvo et Catherine Dufour : c'est que, comme le premier Matrix, Michael Roch réussit le tour de force de résumer des décennies de science-fiction (notamment cyberpunk, mais pas que) tout en y imprimant sa marque propre (entre autres via le travail sur la syntaxe et le lexique décrit plus haut).
Alors certes, suivant Achille Mbembé, autre penseur phare de l'afrofuturisme, la figure du Nègre a des affinités avec celle du robot "en tant qu'elle renvoie, de par son histoire, à l'idée d'un potentiel de transformation et de plasticité quasi infinie", donc écrire un roman cyberpunk d'inspiration kréyol semblait aller de soi – encore fallait-il mener le projet à bien, et en faire une éclatante réussite (qui se prolonge, si je ne m'abuse, dans deux nouvelles, l'une dans Bifrost 92, l'autre dans l'anthologie Nos futurs solidaires).
Comme le dit si bien Hugues Robert : "l'hommage à William Gibson que propose, entre autres choses précieuses, Tè mawon est l'un des plus intelligents et subtils que j'aie jamais lus" ; autrement dit, le "ciel barbelé de glitchs" (page 127) de Tè mawon vaut bien "le ciel au-dessus du port" de Neuromancien – vous savez, celui qui est "couleur télévision allumée sur une chaîne défunte" ?
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