samedi 2 juillet 2022

Un plein tonneau de distraction

La Maison des jeux 1 – Le Serpent de Claire North


Dans un entretien avec le Science Fiction Book Club, Claire North présente sa trilogie de novellas La Maison des jeux comme "un plein tonneau de distraction" ("a barrel of fun" en version originale, je ne suis pas Michel Pagel, je sais).


C'était de l'humour, bien sûr, mais c'est tout de même exact, pour au moins deux raisons : d'abord, la lecture du premier volet de la trilogie, Le Serpent, est une lecture plaisante (de celles qui donnent paradoxalement "l'envie de finir aussi vite que possible tout en dégustant aussi lentement que possible", dixit le Syndrome Quickson) ; ensuite, le jeu est au coeur de l'intrigue – plus précisément le jeu comme régissant l'univers en coulisses.


Ce n'est certes pas une idée neuve, mais comme l'explique fort bien Gary. K. Wolfe dans Locus : "Claire North a en quelque sorte construit sa carrière en s'emparant de tropes surexploités (la réincarnation dans Les Quinze premières vies d'Harry August, l'invisibilité dans La Soudaine apparition de Hope Arden, la mort personnifiée dans The End of the Day) et en les reconstruisant d'une façon moderne et élégante, souvent avec une modification spirituelle du concept original" (NB: la version anglophone de la phrase file moins la métaphore architecturale que ma traduction, je ne suis toujours pas Michel Pagel).


Paradoxalement, cette reconstruction (solide) va ici passer par une technique narrative classique, mais fort peu rencontrée de nos jours, ou alors jamais d'un bout à l'autre d'un ouvrage (je pense à la fin d'Hannibal de Thomas Harris) : une narration à la première personne incorporant le lecteur ou la lectrice dans un "nous" qui en fait presque l'égal.e de l'autrice.


"Venez.

Observons ensemble, vous et moi.

Nous écartons les brumes.

Nous prenons pied sur le plateau et effectuons une entrée théâtrale : nous voici ; nous sommes arrivés ; que fassent silence les musiciens, que se détournent à notre approche les yeux de ceux qui savent."


Ce début de chapitre (2, page 9) donne une assez bonne idée de ce que Gary K. Wolfe appelle fort justement, toujours dans Locus, "un ton de guide touristique, qui peut être par moments agaçant ou insinuant, avec des mots ou des phrases répétés sans reprendre son souffle pour obtenir des effets dramatiques, avec souvent des phrases d'un mot ou des paragraphes d'une phrase, et son lot de mauvais présages – une technique qui est aussi contemporaine que James Patterson, et aussi curieusement archaïque qu'un narrateur de dramatique radio de l'ancien temps".


C'est en effet un style de bonimenteur, dont le sérieux peut parfois interroger ; mais quoi de plus approprié pour un ouvrage qui parle avant tout de jeux, et de leur impact secret sur nos vies ? quoi de plus approprié aussi, comme le fait remarquer Stéphanie Chaptal, pour une histoire qui recourt aux "intrigues vénitiennes camouflées derrière des masques, comme des pièces de théâtre" ?


Ceci dit, tout comme le style filmique en apparence froid de Kiyoshi Kurosawa n'empêche pas l'émotion de survenir, en dépit ou peut-être à cause de cette froideur même (voir Real), la narration distanciée de Claire North, écho de la façon dont l'héroïne essaye de tenir ses émotions à distance, parvient souvent à nous toucher, pour peu que nous soyons capables de lire sous la surface des choses.


Plus précisément, l'émotion naît des rapprochements que nous sommes capables d'effectuer entre deux passages, en apparence bénins mais en fait cruciaux pour l'évolution de l'héroïne, par exemple page 12 ("elle ne chanta plus jamais") et page 63 ("en attendant, Thene fredonne à voix basse la berceuse de sa mère – presque sans le remarquer").


La narration est donc tout aussi trompeuse que le monde où évolue l'héroïne ; elle l'est même plus que nous le croyons de prime abord : peu à peu, nous comprenons que le narrateur anonyme qui s'adresse à nous "est un personnage de l'histoire, comme on le découvrira, et cette forme de narration révèle une ampleur cachée du récit" (dixit Feyd Rautha) – ledit narrateur pousse même le vice à se mettre en scène dans une histoire qu'il raconte à Thene (oui, lui aussi tient à distance ses émotions).


Dans le dernier volume de la trilogie, ce narrateur se dévoilera plus frontalement, puisque l'histoire le mettra en scène ; et cela, Le Serpent ne nous le laisse déjà pressentir, en nous distillant, ça et là, des "bribes d'informations à propos de la Maitresse des Jeux et de ses objectifs" (dixit Nicolas Winter) – là encore, c'est un effet de la narration, qui cache au moins autant de choses qu'elle en montre.


Le Serpent réussit donc le tour de force d'être à la fois une excellente entame de trilogie et un récit valant pour lui-même, en dissimulant son potentiel lyrisme derrière une narration ludique (un peu comme le Moonrise Kingdom de Wes Anderson) ; c'est aussi, clairement, un ouvrage susceptible de plaire à un large public – peut-être un futur succès de la collection Une Heure-Lumière ?



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire