lundi 11 juillet 2022

Une douce dictature

Shangri-la de Mathieu Bablet


L'impermanence des civilisations, ce thème des plus actuels en ces temps de réchauffement climatique, est aussi, me semble-t-il, une des constantes de l'oeuvre de Mathieu Bablet – d'où sa propension à inscrire ses histoires sur le temps long, sans jamais pourtant perdre de vue l'individuel au coeur des destinées collectives.


Dans le récent Carbone & Silicium, tout comme dans Adrastée (beaucoup plus marqué par le symbolisme à la Marcel Schwob selon moi), cela se traduisait par l'errance à travers les époques de personnages aux franges de l'humanité, qu'ils soient immortels et amnésiques (le héros d'Adrastée, qui ressemblait tout à la fois à Peter Pan, au Petit Poucet et à Hercule ou Ulysse) ou androïdes (Carbone & Silicium).


Dans Shangri-la, écrit juste avant Carbone & Silicium, la structure de l'oeuvre était au contraire plus carré et moins linéaire, avec une première division (classique) en trois parties inégales :

– une manière de prologue (pages 3-22) nous présente, sur une planète à l'agonie, les derniers instants d'un homme, transporté 1 million d'années dans le passé après un événement pour l'instant indéterminé, dont il se sent responsable (page 16, "j'ai pas tenu ma promesse, j'ai pas réussi à tous vous sauver") ;

– suivant un mécanisme classique dans le film noir (voir Boulevard du crépuscule de Billy Wilder), les pages suivantes (23-207) vont nous expliquer comment Scott Péon, notre "héros", en est arrivé là (simplement, ici, ça se passe 1 millions d'année plus tard, puisque il a été renvoyé dans le passé) ;

– enfin, trente mille ans plus tard, un épilogue muet (dont je ne dirai rien, sinon qu'il se souvient, à l'évidence, du 2001 de Kubrick) permet de sortir de la boucle temporelle que forment entre elles les deux premières parties et d'apporter une conclusion magistrale à l'oeuvre (pages 208-222).


J'ai parlé de film noir, non sans raison : alors que le prologue et l'épilogue ont l'envergure d'un space opera, voire d'un mythe (l'allusion évidente, et bienvenue, à Icare page 6), la partie centrale, qui se déroule sur une station spatiale, est à la fois un polar futuriste (Scott Péon doit "enquêter dans des labos de recherches atomiques sur un phénomène inexplicable", page 31) et l'histoire d'une révolte contre une dystopie ("une douce dictature" page 123) digne de THX 1138 (sans doute le meilleur film de George Lucas, et une référence assumée par Mathieu Bablet) ou de La Zone du dehors de Damasio (le préfacier de Carbone & Silicium, soit dit en passant).


Cette partie centrale se divise elle-même en trois actes (pages 23-95, 96-147 et 148-149), qui sont séparés par des laps de temps plus brefs (2 et 13 mois), mais aussi par une publicité en double page (96-97 et 146-147), emblématique à la fois de l'humour caustique de Mathieu Bablet et du capitalisme en vigueur dans la station ("Bonne & pas chère" avec une photo de femme nue, alors qu'il s'agit de vendre une offre de téléphonie mobile).


Par ailleurs, chaque acte (ou chaque étape dans la prise de conscience de Scott) voit revenir, comme dans tout univers ultra-médiatisé qui se respecte (on pense fugitivement au Dark Knight de Frank Miller), la même émission de télévision sur l'ambition du millénaire, à savoir la création d'une nouvelle espèce, l'homo stellaris (pages 49-52, 120-121, 148-149) – bien sûr, cette thématique finira par jouer son rôle dans l'intrigue.


On l'aura compris avec cette description sommaire (que je vais compléter un peu plus loin), Shangri-la réunit en un tout cohérent (et émouvant) plusieurs tendances (des "poncifs" dirait Nicolas Winter) à l'oeuvre dans la science-fiction, de la plus hard ("la masse de Chandrasekhar" de la page 11) à la plus douce ; mais sa vraie réussite est sans doute de faire appel, sans que la transition soit perceptible, aux deux modalités rivales du sense of wonder.


Comme l'explique en effet Istvan Csicsery-Ronay dans un article que j'ai déjà eu l'occasion de citer ici, ce sentiment à l'oeuvre dans les littératures de l'imaginaire s'organise suivant deux pôles : "le sublime est une réaction à un choc de l'imaginaire, l'acte complexe de repli et de rémission de la conscience lorsqu'elle doit faire face à des objets trop vastes pour être appréhendés ; le grotesque en revanche est une qualité généralement attribuée à des objets, étranges combinaisons d'éléments disparates, qui n'existent pas dans la nature."


Le sublime, il y en a indubitablement dans le prologue ("on est si petit... si rien" page 20) et l'épilogue, mais aussi dans beaucoup de passages de la partie centrale, de la dérive de Scott page 72 aux pages 204-207, qui se souviennent sans doute d'Universal War One de Denis Bajram ; quant au grotesque, en droite ligne du Wells de L'Île du docteur Moreau, il s'attache aux espèces déjà créées par l'homme avant l'homo stellaris, à savoir les animoïdes, qui servent de "défouloir à toutes les frustrations humaines" (page 61).


L'union de ces deux contraires au sein d'une même oeuvre (que Victor Hugo appelait de ses voeux dans la célèbre préface d'une de ses pièces) est sans doute facilitée par le regard que Mathieu Bablet pose sur ses personnages, qu'il décrit sans indulgence, mais non sans tendresse, même dans les pires moments.


Comme c'est ici que le graphisme entre en jeu, louons, comme dans Carbone & Silicium, le dessin à la fois fouillé (pour les décors) et stylisé (pour le visage des personnages), le découpage aéré sans trop l'être (il y a en moyenne 1,20 cases prenant la largeur d'une planche) et les couleurs tendant au monochrome, pour mieux instaurer une ambiance glauque : tout ceci peut sembler déconcertant à première vue, mais finit par s'imposer comme une évidence.


Shangri-la mérite donc sans réserve sa place dans le top 100 des bandes dessinées d'imaginaire – c'est aussi le genre d'oeuvres que les extraterrestres qui découvriront nos cadavres liront en se demandant comment diable nous pouvions bien prétendre ne pas être prévenus.



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