samedi 2 juillet 2022

Petite garce sataniste

Sorcière à louer de Ted Naifeh


Est-il possible, quand on a créé un personnage de sorcière aussi iconique que celui de Courtney Crumrin, d'arriver à mettre en scène une nouvelle sorcière qui s'en démarque ?


La nouvelle venue dans la galerie des personnages féminins forts de Ted Naifeh, Faye Faulkner, a indubitablement des ressemblances avec son aînée, en surface comme en profondeur :

– elle a les initiales du bonheur (FF au lieu de CC) ;

– elle a son franc-parler (page 117, "je dis des choses que les gens n'aiment pas entendre") ;

– elle se soucie du bien-être d'autrui, quoi qu'elle en dise.


Néanmoins, elle s'en distingue très vite, là encore par de petits traits comme par de plus gros :

– elle écoute (page 71) Unwoman (et elle a bien raison) ;

– elle possède (enfin, elle est possédée par) un chat oriental, Gretchen, qu'elle trimbale dans le panier en fer de son vélo (gros clin d'oeil à ET, page 108) ;

– surtout, contrairement à Courtney Crumrin, qui essayait de ne pas se faire remarquer, elle porte fièrement un chapeau de sorcière pour aller à son lycée, un "style qui craint", comme elle le dit elle-même, et qui lui vaut des quolibets comme "petite garce sataniste" (page 14).


Evidemment, cette différence affichée est l'occasion pour Ted Naifeh de traiter une fois de plus d'un de ses sujets favoris, les mécanismes de l'exclusion, ici emblématisée, à la cantine du lycée, par la "table des losers" (apparue dès la page 6), où trône précisément Faye Faulkner.


Néanmoins, le traitement est différent de Courtney Crumrin, d'abord parce que l'histoire se focalise d'abord, plutôt que sur Faye, sur Cody, une nouvelle venue à la table des losers ; ensuite, parce que Sorcière à louer lorgne, plutôt que vers l'horreur gothique, vers la J-Horror et la façon dont elle a modernisé le fantastique traditionnel (voir ma chronique sur le dernier Catherine Dufour).


Comme dans Ring (l'astucieuse adaptation du roman de Koji Suzuki par Hideo Nakata, avec la féminisation du personnage principal, pour mieux faire écho au Tour d'écrou d'Henry James) ou dans Kaïro (un des films à avoir assis la réputation de Kiyoshi Kurosawa, qu'il a consolidé après avec Shokuzai 1/2, Shokuzai 2/2, voire Real), l'horreur va passer par les canaux de communication moderne – ici internet.


Comme dans Ring ou dans Kaïro donc, Faye Faulkner va se retrouver à affronter, pour Cody, une créature, Shy Shelbi (un nom qu'on pourrait traduire par "Timide Tina"), qui n'est au fond que l'adaptation aux réseaux sociaux (le "terrain de chasse" de Shy Shelbi, voir page 74) des vieilles chaînes de lettres de type bénédiction / malédiction (faites ceci, et votre vie sera réussie, sinon…)


Même si la créature se retrouve peu ou prou à proférer la même phrase orgueilleuse que le Rorschach d'Alan Moore ("c'est vous qui êtes tous enfermés ici avec moi", page 75), Ted Naifeh s'inspire moins, pour l'aspect de Shy Shelbi, des personnages de comics que du folklore japonais (voire de la mythologie grecque) : les couettes, la raie au milieu, la bouche fendue, les ailes, tout cela fait très yôkai (mais aussi très harpie).


Le travail graphique de Ted Naifeh ne s'arrête pas là, comme le montre fort bien Greg Burgas : "il fait du bon boulot avec des petits détails qui en disent long sur les personnages, à commencer par la chevelure ébouriffée de Cody, qui est à la fois tout près et fort loin d'être aussi stylée que la façon dont son père s'assoit à la table du dîner".


L'ambiance horrifique est également à la hauteur : même dans un récit en couleurs, Ted Naifeh ne renonce pas à son travail ordinaire sur le noir et blanc, "utilisant souvent des silhouettes pour montrer les pires moments, émoussant un peu la violence (cela reste un ouvrage Young Adult après tout), mais renforçant la scène grâce à ces aplats noirs" (voir par exemple les pages 59, 61 ou 66, qui démontrent fort bien la validité de ce commentaire de Greg Burgas).


Ceci dit,Ted Naifeh n'en néglige pas pour autant le travail chromatique, qu'il accorde à la période où se déroule l'histoire : toujours suivant Greg Burgas, "son schéma de couleur, qui repose fortement sur le jaune, donne au livre une ambiance d'Halloween, et bien que ce ne soit pas un livre d'Halloween, il en a l'ambiance automnale, sinistre" (on pense, toutes proportions gardées, au rouge d'Automnal).


Ted Naifeh utilise aussi les contrastes de couleur pour marquer les transitions entre scènes : par exemple, page 42, le bleu du présent pluvieux cède la place au jaune-rouge du passé, pour un flash-back durant lequel, exactement comme dans Mort à Venise de Visconti, le temps continue de s'écouler; quand nous revenons au présent et au bleu, page 51, l'ordinateur de Faye est passée en mode veille – il affiche désormais une même image de ce passé auquel elle rêvait.


De façon semblable, le découpage aéré (un taux moyen de 1,58 de cases prenant la largeur d'une planche par page, et seulement 2 planches sur 120 qui dépassent la limite de 5 cases par page) a à la fois des fonctions de lisibilité et d'expressivité (classiquement, les cases s'élargissent au moments-clés de l'action, comme chez Alfred Hitchcock, voir par exemple pages 52, 74 ou 102).


Je laisserai Greg Burgas conclure : "Ted Naifeh fait de bonnes bandes dessinées, et Sorcière à louer, publiée chez Amulet Books [NB : en VO, la VF est chez Akiléos], est une bande dessinée de Ted Naifeh, donc Sorcière à louer est une bonne bande dessinée. C'est logique, non ?"



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