Des bêtes fabuleuses de Priya Sharma
Avant de parler de cette novelette fabuleuse (traduite, comme c'est du weird, par Anne-Sylvie Homassel, et introduite par une illustration intérieure d'Anouck Faure, l'autrice de la couverture de La Nuit du Faune, Priya Sharma a doublement de la chance), disons un mot de la présentation de la collection concoctée par Camille Vinau juste après (au cas où je n'aurais pas été clair, oui, cette chronique parle bel et bien du contenu du Hors-Série 2022 de la célèbre collection Une-Heure Lumière ).
Les 17 menus de 5 titres (avec cette particularité que les deux premiers volumes de la trilogie Molly Southbourne comptent pour un) permettent à Camille Vinau de parler au moins deux fois de chacun des 38 titres de la collection (seul Le Nexus du Docteur Erdmann n'a droit qu'à une mention, Cookie Monster lui en ayant volé une afin d'être cité quatre fois, un record) sous un angle d'attaque différent, histoire de mieux nous mettre en appétit.
La méthode est si efficace qu'on en vient très facilement à la fois à chipoter sur les plats ("tel volume aurait pu figurer dans tel menu", dixit Camille Vinau elle-même page 67) et à se demander quel gastronome on est : pour peu qu'on ne connaisse pas déjà toute la collection, en comptant 1 par volume lu et 0,5 par volume sur sa PAL, on peut utiliser ces menus comme test de personnalité – j'ai ainsi appris, sans surprise, que j'aimais les textes perchés (3,5 sur 5) et comportant des personnages féminins (3 sur 5).
Si on a autant envie de jouer avec cette présentation, c'est aussi, sans doute,parce que la longue nouvelle (ou la courte novella) qui la précède, Des bêtes fabuleuses, est "un texte dur, terrible, presque asphyxiant" (dixit Baroona), une "nouvelle rentre-dedans tout en ne donnant pas (trop) dans l'exposition malsaine et explicite" (dixit Apophis) – un modèle de direct au plexus, quoi.
Sur son blog, Priya Sharma explique que cette nouvelle lui a été inspirée par la traduction anglaise de l'album Princesses oubliées ou inconnues de Philippe Lechermeier et Rébecca Dautremer (également illustratrice du Yéti de Taï-Marc Le Thanh, un grand album), qui présente une série de princesses atypiques (comprenez : pas forcément glamour à première vue).
Rebondissant sur cette idée des princesses non stéréotypées (qui était présente dès l'origine du genre, avant sa mise au pas, voir en 1743 la femme-baleine de La Princesse-camion de Marguerite de Lubert), Priya Sharma interroge ce qualificatif clairement patriarcal (c'est en tout cas un homme, Kenny, qui le décerne ici à l'héroïne de l'histoire) en nous présentant une princesse métamorphe (digne de La Féline de Jacques Tourneur, même si c'est d'un autre animal qu'il sera ici question, je vous laisse découvrir lequel).
Comme la métamorphose (avant d'acquérir cette "puissance cathartique" qu'évoque Feyd Rautha) fonctionne d'abord comme un marqueur de mal-être dans le cadre familial, on pense immédiatement, même si Priya Sharma n'avait peut-être pas cette référence en tête, à "La Princesse iguane" de Moto Hagio (une des mangakas ayant le plus révolutionné la bande dessinée japonaise, notamment en y introduisant, dès 1975, des questions de genre, par le biais du personnage de Flore).
Au fur et à mesure que se met en place cette généalogie monstrueuse, "ce petit jeu des familles en vrac" (page 52, "this game of fucked-up families" en version originale) que n'aurait sûrement pas renié Lovecraft, on en vient à penser à un autre auteur, Poppy Z. Brite, et plus précisément au Corps exquis, qui m'a toujours semblé une réponse à l'homophobie des années Sida, par sa façon de mettre côte à côte homosexualité et cannibalisme, et de demander lequel des deux comportements est le plus monstrueux.
De façon similaire (oui, je sais, le rapprochement est osé), Priya Sharma semble demander qui, d'Eliza / Lola, la proie qui se vit comme un monstre, ou de Kenny, le prédateur qui se vit comme un roi, est le plus monstrueux – la réponse tient toute entière dans cette petite phrase que Tallulah adresse à l'héroïne (et pas à Kenny donc) page 34 : "mon monstre à moi" ("you're my monster" en version originale).
Pour traiter un tel sujet, il faut, sans doute, un style aussi concis que celui de Priya Sharma, parce que chaque mot posé sur la page, tel un poids supplémentaire dans une balance, risque de déséquilibrer l'ensemble du texte – rien de cela n'arrive ici, car Priya Sharma connaît son métier (et Anne-Sylvie Homassel, le sien).
Ce minimalisme d'ensemble fait bien sûr ressortir d'autant les fulgurances poétiques qui parsèment le texte à des moments choisis (tous capitaux, si bien qu'il est difficile de les citer sans trop déflorer, mais essayons tout de même), par exemple page 48 : "elle est entrée, somnambule de sa propre vie" ("she went in, a sleep walker in her own life" en version originale).
Une fois la nouvelle achevée, on n'a qu'une envie (à part respirer), lire Ormeshadow – et aussi, peut-être le reste du recueil dont est tiré Des bêtes fabuleuses : comme Livia Llewellyn (et sa géniale Fournaise), Priya Sharma mérite clairement qu'Anne-Sylvie Homassel traduise en français le reste de ses nouvelles.
"Priya Sharma mérite clairement qu'Anne-Sylvie Homassel traduise en français le reste de ses nouvelles" : oui ; oui, re-oui et mille fois oui. Où est-ce qu'on envoie l'argent ?
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