vendredi 4 novembre 2022

Absit Reverentia Vero

Sérum de Cyril Pedrosa & Nicolas Gaignard


A l'heure où les projets de méga-bassines posent la question de l'approvisionnement en eau, où l'hiver s'annonce marqué par les pénuries d'énergie, et où l'on commence à parler de quotas d'immigration, cette bande dessinée d'anticipation, vieille déjà de 5 ans, est plus que jamais d'actualité...


Jugez-en, nous sommes en 2056, dans une France où :

– l'eau est rationnée, autrement dit les citoyens reçoivent des "rations de flotte" (page 80), mais préfèrent consommer illégalement de l'"eau dérivée" (page 24), aka siphonnée dans un réservoir, au risque de se faire matraquer par les flics ;

– une "veille énergétique" (page 6), autrement dit un "couvre-feu" (page 69), à savoir une période pendant laquelle "consommer de l'énergie" est "un délit" (page 6), a été imposée aux habitants (ne souriez pas, ça nous pend au nez) ;

– une "immigration de travail maîtrisée et sectorisée" (page 81) a conduit à l'instauration d'un "zone de transit" (page 7) en plein coeur de la capitale (puisque mettre au travail les seniors et les handicapés ne s'est pas révélé suffisant).


Tout ceci, la Présidente d'"Union nationale" (page 6) au pouvoir (clin d'oeil à l'actualité électorale de 2017, comme le note Marc Vandermeer sur Actua BD) n'a pu le mettre en place qu'au terme de "purges" ou de "procès anti-corruption" (page 116), au choix, qui ont conduit "la petite clique sociale-démocrate corrompue de la Ve République" (page 66) à fuir vers Berlin ou à finir en prison, puis en semi-liberté, sous zanédrine, le sérum éponyme, qui pousse à "dire la vérité malgré soi" (page 42) – c'est le cas de Khader Lhean, le protagoniste de l'histoire.


Vous l'aurez sans doute remarqué, pour vous planter (sommairement) le décor de l'histoire, j'ai recouru à des fragments de dialogue étalés d'un bout à l'autre de la bande dessinée (qui court de la page 5 à la page 150).


C'est que (un peu comme, en littérature, le Toxoplasma de Sabrina Calvo), le scénariste, également dessinateur par ailleurs, a fait le choix intelligent, plutôt que de tous nous expliquer de façon lourdingue, de s'en remettre au lecteur ou à la lectrice pour reconstituer le contexte (et "faire son travail de projection dans l'univers", dixit Mickaël Barbato sur Culturellement vôtre), en s'aidant notamment du dessin, qui tient une grande place dans l'oeuvre.


Grâce à un "style graphique élégant, entre celui de Blutch et celui de Frederick Peeters" (dixit Gilles Ratier sur BD Zoom, voir aussi l'avis de Jérôme, ou celui de Benjamin Roure sur Bodoï, qui ajoute à la liste le nom d'Ugo Bienvenu), nous comprenons que les parcs d'éoliennes (Khader Lhean travaille chez Eolia) sont aux portes de Paris ; que des logements ont été bâtis sur le parvis de Beaubourg (où vit l'ex-femme de Khader, voir pages 99 et 101) ; que la télévision, comme dans tout totalitarisme qui se respecte, est devenue omniprésente dans les transports (pages 23 ou 68).


Les tons froids choisis par Nicolas Gaignard (les "couleurs ternes" dirait Mo, ou le "bloc de béton brut", dirait Baptiste Lépine sur Avoir à lire) ne servent pas qu'à créer une atmosphère étouffante, ils permettent aussi, par contraste, de souligner les moments, souvent des scènes d'action, où il choisit de représenter les silhouettes de personnages ou, à l'inverse, les fonds en rouge (voir notamment pages 24-26, 73-74, 103-104, 123-128, mais aussi 87, où le rouge a surtout valeur de soulignement émotionnel).


Cette apparente froideur (à la Kiyoshi Kurosawa) ne nous empêche pas, bien au contraire, de nous intéresser au destin de Khader Lhean, même si, contrairement à ce qu'annonce la quatrième de couverture, l'attention va se porter tout autant sur les difficultés relationnelles que lui vaut l'obligation de dire la vérité que sur son potentiel rôle dans une éventuelle révolte.


Là aussi, la stratégie du tout-dessin fonctionne à merveille, contribuant à tirer Sérum vers le thriller paranoïaque, où tout est potentiellement un signe : la citation de Shakespeare faite par Nils Borgman (pages 15-16) pourrait-elle être un message codé ? qui sont ces deux individus qui se relaient pour suivre Khader (pages 21, 29, 31 ou 67) ? que peut bien signifier le graffiti ARV entraperçu pages 31 ou 56 ?


"C'est souvent caché, la colère", déclare Khader lui-même (page 71) en parlant avec la mystérieuse madame Li, dont les gâteaux chinois contiennent tous le même message sibyllin sur le "feu de la passion" (voir pages 75 et 78) ; de même, une tension sourde couve sous les scènes en apparence anodine qui ouvrent Sérum (tout comme les tons froids, le découpage, relativement sage, avec son taux de 0,86 cases en scope par planche, n'en souligne que mieux cette activité narrative souterraine).


Sans atteindre les abîmes de perplexité où nous plonge un Atsushi Kaneko (Wet Moon), Sérum nous intrigue toutefois si bien qu'il nous amène à nous interroger, par-delà de l'histoire, sur notre monde, dont il se veut à l'évidence le miroir – comme le dit si bien Jérôme, "cette triste vision de l'avenir  est une fois encore exprimée avec finesse et intelligence, elle pousse à la réflexion sans poncifs ni militantisme maladroit".



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