vendredi 4 novembre 2022

Le silence des aswang

Trese 1 de Budjette Tan & Kajo Baldisimo


Comme l'écrit Laurent Mélikian dans sa postface à ce komiks (l'orthographe de rigueur quand on veut marquer la provenance philippine d'un roman graphique) : "sans une déclinaison animée sur cette fichue Netflix, ces enquêtes entre deux mondes d'Alexandra Trese ne seraient probablement pas sorties du domaine restreint des komiks pour étonner les lecteurs francophones" – et sans Stéphanie Chaptal pour le signaler à notre attention, ai-je envie d'ajouter, bien des blogueurs, dont moi, seraient passés à côté de ce petit bijou.


Quoique profondément originale par son ancrage dans le folklore ("un thème ancestral des bandes dessinées philippines", ici renouvelé de façon brillante, d'après la préface de Gerry Alanguilan, qu'on est obligé de croire sur paroles, vu notre absence de point de comparaison), la série puise à de nombreuses sources, toutes assumées par Budjette Tan (je les présente par ordre croissant d'importance selon moi) :

Ghost in the Shell pour le traitement du décor urbain de Manille où évolue, tel un major Kusanagi qui aurait confié son flingue à ses deux fidèles seconds, le personnage d'Alexandra Trese, fille d'Anton, lui-même fils d'Alexander ;

Planetary (décidément une influence majeure de la bande dessinée contemporaine, voir The Department of Truth), voire Sandman, pour le recyclage de toutes les mythologies, des plus anciennes au plus contemporaines (ainsi, l'épisode 4 de Trese est un hommage à Darna, la Wonder Woman philippine imaginée par Mars Ravelo & Nestor Redondo ; l'épisode 7, lui, est bâti sur une légende urbaine similaire à celle utilisée par Harlan Ellison dans "Croatoan") ;

Batman, voire Hellboy, pour les enquêtes à la demande des autorités (pour l'essentiel, le capitaine Guerrero est à Alexandra Trese ce que le commissaire Gordon est à Batman ; notez aussi que Trese comprend quelques narratifs dignes du Dark Knight de Frank Miller, et ce dès la planche 1 de l'épisode 1 ; notez aussi, dans l'épisode 7, un clin d'oeil évident aux visites que Clarice Starling fait à Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux, d'où le titre de cette chronique).

Hellblazer, enfin, sans doute la plus prégnante (voir le paragraphe suivant).


Quand Alan Moore a créé, en 1985, dans les pages de Swamp Thing (dont un des dessinateurs a été, justement, Nestor Redondo), le personnage décontracté de John Constantine, le magicien londonien, il a réussi le tour de force de cristalliser, en un seul homme, bien des figures de détectives de l'occulte (le Thomas Carnacki de William Hope Hodgson, le John Silence d'Algernon Blackwood, et sans doute aussi le Harry Dickson de Jean Ray, voire le Monsieur d'Amercoeur de Henri de Régnier) – d'où certainement la facilité avec laquelle le personnage a pu être décliné ensuite par divers scénaristes dans la série dérivée Hellblazer.


John Constantine a été copié bien des fois, y compris par de grands scénaristes, comme Warren Ellis (voir le clin d'oeil dans l'épisode londonien de Planetary, mais aussi la série Gravel), au point de devenir, dixit Stéphanie Chaptal, "une des idées les plus classique de l'urban fantasy : un enquêteur protège sa ville des menaces surnaturelles" ; mais l'original demeure, me semble-t-il, inégalable – un statut qu'Alexandra Trese pourrait fort bien faire changer.


Comme son illustre prédécesseur, Alexandra Trese est attachée à une ville, Manille au lieu de Londres ("Mon destin et ma famille m'ont confié cette ville. Je la dirige comme je l'entends", dit-elle planche 24 de l'épisode 8) ; comme lui, elle va être amenée à remettre de l'ordre dans la part occulte de la ville ("A chaque fois que les bas-fonds interfèrent avec la vie des gens du dessus, je vais là où je dois aller", planche 11 de l'épisode 7).


Il y a quelques différences, évidemment (et heureusement) : Alexandra n'est pas, dixit Budjette Tan lui-même, "un énième dur à cuire affrontant des monstres", d'abord parce que c'est une femme, et la fille d'Anton Trese, un héritage que les monstres mettent souvent en doute ("Tu n'es pas Anton Trese ! Tu n'es donc personne !" lui crie un aswang ,planche 8 de l'épisode 1) ; ensuite parce que les monstres inhumains en question sont, la plupart du temps, invoqués par des sentiments bien humains, eux, parfois l'amour (épisodes 1 et 3) ou la cupidité (épisode 8), le plus souvent par le désir de vengeance (épisodes 1, 4, 5, 6 et 7).


Autre différence (qui se discute, voir plus loin), la tonalité : à cause de cette origine majoritairement humaine des désordres surnaturels, mais aussi sous l'influence du "trait sec, aride, parsemé de noirs profonds" (dixit Gerry Alanguilan) de Kajo Baldisimo, la série marque plus par sa mélancolie que par son humour (peut-être plus discret que dans Hellblazer, mais il est vrai que John Constantine n'a pas la même profondeur suivant les scénaristes).


Le dessin, justement, c'est, avec le scénario, un des atouts majeurs de la série, mis en avant par un découpage très aéré (il y a en moyenne 1,81 cases prenant la largeur d'une planche par page), qui ne craint pas d'utiliser, suivant les besoins, des cases en éventail, comme le manga (voir les planches 15 de l'épisode 1 ou 10 de l'épisode 8), voire, notamment pour illustrer les récits faits par les personnages, des cases sans bords à la Will Eisner (exemple, les planches 21 de l'épisode 4 et 18 de l'épisode 5)


Dans cet écrin finement ouvragé, les noirs, les blancs et les gris forment des planches très expressives, qui font souvent penser (en raison peut-être du recours à la mythologie) au Masato Hisa d'Area 51 (et de Jabberwocky) – mais aussi, Stéphanie Chaptal a raison, à Gou Tanabé adaptant Lovecraft ou à Georges Bess adaptant Bram Stoker.


Parce que l'Asie du Sud-Est ne se réduit pas au Japon, ni à la Corée ; parce qu'il faut savoir apprécier les grands romans graphiques, d'où qu'ils viennent ; parce que c'est toujours mieux de connaître l'oeuvre originelle, plutôt que sa déclinaison animée sur une plate-forme ; mais surtout parce que Budjette Tan et Kajo Baldisimo ont créé une oeuvre originale et marquante à partir de leurs multiples influences – pour toutes ces raisons, et bien d'autres, il faut lire Trese.



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