Chants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti
Si vous êtes, comme moi, passé à côté de ce recueil capital (lu dans le cadre d'une opération Masse critique) lors de sa parution en 2014, c'est le moment ou jamais de se rattraper, parce que Dystopia ne pourra plus commercialiser ce titre en 2023 (voir leur annonce).
Grâce aussi bien, sans doute, à la sélection et à la traduction pertinentes d'Anne-Sylvie Homassel (elle-même autrice de weird) qu'à la constance des obsessions de son auteur, Les Chants du cauchemar et de la nuit rend parfaitement compte de l'importance, dans le paysage de l'imaginaire, de Thomas Ligotti, disciple de Lovecraft autant que maître de, par exemple, Livia Llewellyn (voir Fournaise).
Ceci dit, à peine repère-t-on, dans une nouvelle, une parenté avec Lovecraft que Thomas Ligotti semble aussitôt s'en écarter, en surface comme en profondeur (Ligotti a beau avoir, comme le souligne le Chroniqueur, la même philosophie que Lovecraft, le cosmicisme, aka la mise en avant du sentiment de sublime, il ne la met pas du tout en oeuvre de la même manière, loin de là) :
– le Victor Keirion de "Vastarien" est sans conteste un avatar de Randolph Carter, mais son destin n'aura rien à voir avec celui de son équivalent lovecraftien ;
– l'idole de "Nethescurial" pourrait être Cthulhu, sauf que, comme le fait remarquer Célindané, "on ne trouve pas de tentacules ou de monstres cosmiques chez Thomas Ligotti", même si on pourrait sans peine les y rajouter ;
– "L'Ombre au fond du monde" ressemble à "La Couleur tombée du ciel", sauf qu'ici les couleurs montent plutôt du sol, pour installer un automne éternel ;
– "Le Tsalal" est, à l'évidence, une réécriture du mythe de Nyarlathotep, le chaos rampant, mais (outre le fait que la noirceur n'a pas le même sens que chez Lovecraft, étant somme de toutes les couleurs) l'incarnation de la divinité n'aura pas exactement la même attitude vis-à-vis de l'humanité que chez Lovecraft...
L'usage du langage, ou plutôt la portée qui est donnée à cet usage, est également différent ; certes, comme le signale le Chroniqueur, Thomas Ligotti use de périphrases suggestives, comme Lovecraft, mais il les applique à des détails en apparence mineurs pour la narration, quoique capitaux pour l'atmosphère (ici, les lampadaires et la lune, page 149 en VF ; je cite également la VO, utile pour mieux prendre conscience du travail sonore originel, bien rendu par la traduction ceci dit) :
"The path was lit by globes of light balanced upon slim metal poles; another glowing orb was set in the great blackness above."
"Le sentier était illuminé par des sphères lumineuses juchées sur de fins piliers de métal ; une autre sphère lumineuse brillait dans les grandes ténèbres au-dessus de la ville."
C'est sans doute pour ça qu'Hugues Robert, de la librairie Charybde, considère, non sans raison, que "Thomas Ligotti ne recourt guère au registre de l'indicible ou des "mots qui manquent pour le dire", mais pratique au contraire le plus souvent, pour inscrire l'horreur dans le réel, une approche par saturation, surabondance d'information intellectuelle comme chez Jorge Luis Borgès" (je reparlerai fugitivement de cette parenté, ainsi que de ce mélange abstrait / concret).
Plus fondamentalement, si les narrations imbriquée abondent chez Thomas Ligotti (comme chez Lovecraft, qui ne les utilise pas du tout de la même manière, leur confiant pour l'essentiel un rôle préparatoire), c'est que, chez lui, comme chez Robbe-Grillet (une de ses innombrables sources d'inspiration, assumée dans cet entretien) le langage ne rend pas compte d'un état de fait (souvent horrifique), il le crée :
– les "Petits jeux" d'un prisonnier perturbé mentalement (ou au contraire plus lucide que n'importe qui) n'acquièrent de consistance que parce que le docteur qui le soigne les évoque devant son épouse ;
– le docteur anonyme de "Rêve d'un mannequin" se retrouve à expérimenter, dans sa vie sinon dans sa chair, les théories d'une collègue, qu'il écoutait pourtant sans complaisance ;
– c'est en parlant avec Rosie que "Le Chymiste" va l'amener à (littéralement) changer ;
– c'est un livre digne de l'encyclopédie de "Tlön, Uqbar, Orbis Tertius" (TOUT à l'envers) qui conduit Victor Kleirion à "Vastarien" (soit RIEN, notez que la parenté avec Borgès est également soulignée par la librairie dodécagonale, similaire aux pièces de "La bibliothèque de Babel") ;
– la simple lecture d'un manuscrit va suffire au narrateur anonyme de "Nethescurial" pour commencer à ressentir la présence de l'idole oubliée dans son monde, etc.
Dit autrement : chez Ligotti, dont le maître mot pourrait être "contamination" (ou vampirisme, voire "L'art perdu du crépuscule"), le langage, éventuellement réduit à sa plus simple expression, le son (voir les bruits de pas de "Mrs Plarr", lointaine cousine de la gouvernante du Tour d'écrou d'Henry James) est un virus, comme chez Burroughs (Révolution électronique), voire une vibration, comme chez Poe ("Puissance de la parole") – un courant d'air, pour reprendre un phénomène présent dans 5 des 11 nouvelles du recueil (pages 31, 36, 112, 158, 166, 189) où il signale toujours un envahissement d'un espace (donc d'un esprit, voir plus bas) par un autre.
De fait, tous les protagonistes des sombres histoires de Ligotti se retrouveront, à un moment ou un autre, dans la même situation que ce "patient qui hésite à se faire retirer un organe malade afin que la maladie ne se propage pas" (page 172) – ou que Renfield, l'annonciateur de Dracula, une figure qui court en filigrane dans le recueil (le Marble de "L'Ombre au fond du monde" ou l'épisode de la page 193, dans "Conversations dans une langue morte").
Cette équivalence, qui n'a rien de lovecraftien, entre les mots et les choses, aussi bien qu'entre les esprits et les espaces (voir "Dr Voke et Mr Veech", splendide relecture du Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson, où les "basses pulsions" viendraient demander un oracle à la raison) ou entre le concret et l'abstrait ; ce continuum entre matière et pensée n'est rendu possible que parce que l'oeuvre de Thomas Ligotti est, fondamentalement, moniste.
Comme le croient les sectateurs de "Nethescurial" (page 137), "toute chose créée, contrairement aux apparences, est faite d'un matériau unique, transcendant", si bien que, dans une labilité toute onirique, dont Ligotti ne se prive pas de nous fournir de nombreux exemples, toute chose peut perpétuellement en dissimuler, ou en devenir, une autre (rien à voir donc avec Lovecraft, où les arbres généalogiques des monstres et des héros sont, à première vue du moins, bien séparés, voir ma chronique sur Gou Tanabé).
Comme l'explique le pasteur du "Tsalal" à son fils (page 222), nous vivons donc dans "un univers non pas d'ordre et de dessein, mais dont le seul principe est celui d'une transmutation dépourvue de sens. Un univers du grotesque" (NB : ce grotesque est le pendant poesque du sublime lovecraftien évoqué plus haut, suivant une opposition remontant au moins à Victor Hugo).
Si l'oeuvre de Thomas Ligotti nous offre "une vision venue du gouffre" (page 117), c'est donc bien parce que le gouffre, fondamentalement, est en nous – et cette conception, qui pourrait ne rester que purement abstraite, se voit hélas confirmée par la triste façon dont se comporte, en pratique, l'espèce humaine (emblématisée, chez Ligotti, par les avatars de tueurs en série rencontrés dans "Petits jeux", "Le Chymiste" ou "Conversations dans une langue morte", voire dans "L'art perdu du crépuscule" ou "Dr Voke and Mr Veech", si vous lisez cette dernière nouvelle comme moi, voir plus haut).
C'est pour cela que, bien que je sois d'accord avec Eric Jentile (Bifrost 78) sur la teneur de la sainte trinité de Thomas Ligotti ("illusion, révélation, horreur", dans cet ordre), je considère, contrairement à lui, que Les Chants du cauchemar et de la nuit doivent être entonnés par tout un chacun...
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