jeudi 1 septembre 2022

Nous transcender par la transgression

Wet Moon 1/3, 2/3 & 3/ 3 d'Atsushi Kaneko


L'oeuvre graphique singulière d'Atsushi Kaneko est de celles dans lesquelles on peut apprécier de se replonger régulièrement – il suffit, par exemple, qu'un webtoon récent (et non dénué de charme) reprenne certains des traits les plus saillants de son style (les enchaînements de cases par analogie, les couleurs tranchées, le mélange d'humour et de drame, l'attention portée aux espaces mentaux) pour donner envie de relire l'original.


Comme Atsushi Kaneko l'explique souvent en entretien, il adopte, pour écrire ses séries, deux façons différentes de faire, qui débouchent, assez logiquement, sur deux types différents de récits :

– l'écriture au fil de la plume, à partir d'un univers bâti "de manière sommaire", donne lieu à des récits d'errance centrés sur un personnage féminin déjanté (Bambi, Deathco) ;

– l'écriture "selon un plan très précis" suscite plutôt, elle, des récits d'enquête centrés sur un ou des personnages masculins perdant peu à peu pied (Soil, Wet Moon, qui nous occupe ici).


Evidemment, cette dichotomie apparente masque une unité profonde, qui tient notamment à l'intérêt d'Atsushi Kaneko pour la folie, la science-fiction ou le grotesque (entendu au sens de Victor Hugo, c'est-à-dire plus effrayant que risible, voir Quasimodo ou Gwynplaine).


Wet Moon étant (avec le récent Search & Destroy) la série la plus courte d'Atsushi Kaneko, c'est aussi probablement celle qui concentre le plus ses obsessions – et celle qui se rapproche le plus, aussi, de l'oeuvre de son "réalisateur préféré", David Lynch (voir cet entretien), comme le remarque d'ailleurs Chronicart.


Comme dans Twin Peaks, l'inspecteur Keiji Sata, pour retrouver à la fois sa mémoire et la fugitive qu'il poursuit (Kiwako Komiyama), va devoir abandonner sa réalité quotidienne (symbolisée par la confiserie d'Akari et Kinue) pour s'aventurer dans des espaces plus mentaux que physiques.


Comme dans Twin Peaks, ces espaces sont peuplés de créatures "qui semblent exister sur un plan métaphysique, mystique ou 'spirituel' au-delà du 'monde réel'", et qui sont plus "les produits des fantasmes des personnages, l'accomplissement de leurs souhaits, l'incarnation ou l'excroissance de forces issues du plus profond de leur esprit" que des créatures de chair de sang (je traduis ici un passage de la page 160 de Masters of the Grotesque de Schuy R. Weishar).


Cet éloignement du monde réel s'effectue graduellement, par passage d'abord dans "un autre monde... une face cachée" (page 152 du volume 1), le Luna Lounge, où se retrouvent aussi bien les yakuzas que les policiers, sans oublier le maire de la ville (affublé d'une tumeur à la nuque, comme un goitre à l'envers) ; les déformations physiques, relativement mineures (les tâches de rousseur de l'indic Marco, l'oeil en moins de la danseuse Ruri) nous signalent que cet espace n'est pas si irréel que ça – il suffit d'être un ripou pour y entrer.


Les choses se corsent pour Sata quand il est confronté, en un temps où le lieu de la rencontre, un restaurant panoramique, est devenu une ruine, à la légende urbaine des indicateurs, Tamayama (chapitres 10 et 11 du volume 2) : celui-ci, à la fois albinos et macrocéphale, est veillé par des siamois, et il utilise un garçon sans bouche comme rabatteur... Sata a-t-il vraiment fait un saut dans le futur, grâce à une technologie inspirée de Nicolas Tesla, ou s'est-il immergé dans sa psyché malade, sa face cachée à lui ?


Même si la première solution n'est jamais vraiment discréditée, de nombreux indices pointent vers la deuxième : 

– l'examen médical du chapitre 2 (volume 1), qui montre Sata atteint de "troubles psychiques" (page 63) ; 

– le flash-back du chapitre 7 (volume 1), qui explique l'obsession de Sata pour Kiwako par la disparition de sa mère ; 

– la déclaration de Tamayama (page 45 du volume 2), "ton unique indice... se situe... ici...", autrement dit dans la tête de Sata ; 

– les interrogations de Kishi (page 198 du volume 3), suivant qui, peut-être, "rencontrer Tamayama... ce serait la preuve qu'on est devenus barges".


Du coup, comme dans tout polar métaphysique qui se respecte (voir aussi Gnomon ou Souvenirs du Triangle d'Or), l'enquête vire à la quête d'identité ; les traits physiques servant à différencier les personnages (le grain de beauté de Kiwako, la cicatrice de Sata) se changent en marqueurs d'un certain état d'esprit (la preuve, Mori finira par arborer la même cicatrice, page 212 du volume 3) ; enfin, l'objet mystérieux dérobé par Kiwako ou le mémo dont Sata se retrouve malgré lui dépositaire apparaissent pour ce qu'ils sont, au fond : des MacGuffin.


Comme le dit Tamayama dans l'épilogue (volume 3, chapitre 29, pages 329-330), à propos de la conquête spatiale qui court en filigrane dans le récit, "cette envie de nous affranchir de la gravité qui nous cloue au sol... ressemble au désir fou de nous libérer des entraves du moi. Lorsque nous tentons de briser cette dure coquille... quand nous essayons de nous transcender par la transgression... nous avons souvent besoin de céder à la folie."


Evidemment, cet éloge paradoxal de la folie n'est peut-être qu'une autorisation que Sata s'accorde finalement à lui-même pour persévérer dans sa course insensée ; mais c'est aussi une façon, pour Atsushi Kaneko, de défendre la valeur heuristique de son oeuvre...


Un petit mot, pour finir, sur le dessin (remarquable) d'Atsushi Kaneko : un peu comme Gou Tanabe dans ses adaptations de Lovecraft, il contrebalance son découpage aéré (en moyenne, 1,24 cases prenant la largeur d'une page par planche) par un travail sur le noir et blanc, qui repose plus volontiers, contrairement à Gou Tanabe, sur les aplats (comme Charles Burns, à qui il est souvent comparé, par exemple par Brussel's Boy) que sur les trames (dans Wet Moon, le gris sert surtout à suggérer la couleur rouge).


Autrement dit, l'Atsushi Kaneko de Wet Moon conjugue, comme l'Andreas de Rork / Capricorne, scénario sophistiqué et dessin maîtrisé, pour notre plus grand bonheur de bédéphiles.



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