vendredi 16 décembre 2022

Putain de célébrité

Mauvaise réputation – La véritable histoire d'Emmett Dalton 1/2 d'Antoine Ozanam & Emmanuel Bazin


Est-il possible de créer un western mélancolique et non manichéen à partir d'une figure de la culture populaire rangée à la fois dans la case des comiques et dans celle des méchants ?


Le pari semble perdu d'avance, tant après la résurrection des 4 frères Dalton (tués, en dépit de la vérité historique, j'y reviendrai, par le Lucky Luke de Morris dans Hors-la-loi) par Goscinny sous forme de cousins idiots, et leur installation durable dans la culture populaire (la fameuse chanson de Jo Dassin), il semble impossible de faire quelque chose d'intelligent d'un outlaw comme Emmett Dalton (le seul à avoir survécu à la célèbre fusillade de Coffeyville, soit dit en passant).


Pourtant, ce pari fou, Antoine Ozanam (le scénariste de Klaw, une série qui a fini, selon moi, par partir dans tous les sens après de bons débuts) et Emmanuel Bazin (dont c'est le premier album complet, et pas le dernier à mon avis) le réussissent brillamment dans ce premier tome (on prie pour que le second et dernier soit de la même veine).


Dès la première vraie planche de l'histoire (intervenant juste après une page de titre, j'y reviendrai), page 4 (visualisable ici), l'ambiance est posée, autant à l'aide d'une tonalité verte (glauque au sens littéral du terme) qu'un découpage astucieux : 6 cases réparties en 3 rangées de 2, nous présentant, sur ses deux premières rangées, la main percée d'une statue du Christ, son visage, la main balafrée d'un homme en prières, son visage ; puis avant que cette comparaison ne devienne trop lourde, l'homme se lève en disant "désolé, je ne peux pas", et le Christ le regarde partir.


On apprend très vite, grâce à un producteur de cinéma qui vient le solliciter (astuce scénaristique peut-être classique, mais correspondant à la vérité historique, Emmett Dalton ayant tenu son propre rôle au cinéma, d'après cet article d'époque), que cet homme est Emmett Dalton, le seul survivant (en 1908) du fameux gang Dalton ; bien sûr, sa rencontre avec John Tackett va le pousser à replonger, bien malgré lui, dans ses souvenirs – page 12, "et tu croyais que ça me serait salutaire de voir un truc pareil ?"


Au départ dûment enchâssés dans la narration qu'en fait Emmett (c'est le cas dans les 2 premières parties de ce tome 1, pages 3-24 et 25-52, soit respectivement 22 et 28 planches, en comptant la page de titre de chacune des parties, un pastiche d'une couverture de pulp), les images de son passé vont finir par venir à se mêler à celles de son présent (dans la troisième partie, la plus courte, 16 planches courant des pages 53 à 68) – les deux lignes temporelles atteignant alors un point critique, qu'il serait criminel de dévoiler.


En s'appuyant sur des points méconnus de la biographie d'Emmett Dalton, car occultés par Morris & Goscinny (il a bien été marshall, comme ses frères ; il a bel et bien survécu à la fusillade de Coffeyville et fait de la prison, voir cet article d'époque ; il a bien été gracié après être soigné pour sa nécrose au bras, voir cet article d'époque ; il a bien retrouvé Julia Johnson, son amour de jeunesse, voir cet article d'époque), Antoine Ozanam se glisse entre les interstices de l'histoire pour dresser le portrait d'un homme sensible, acculé au crime par les circonstances (on n'est pas loin de l'univers, tout aussi peu manichéen, du Pulp de Brubaker & Phillips).


Au passage, Antoine Ozanam en profite pour interroger la façon dont l'histoire (ou plutôt la légende) est écrite, en sacrifiant à la fois au storytelling (page 15, "dans un scénario, la véracité doit s'effacer devant l'efficacité") et aux préjugés ambiants (page 47, "les gens ne se déplaceront pas pour un héros noir", à propos de Bass Reeves, clin d'oeil évident à la reprise de Lucky Luke par Jul & Achdé) – rien à voir donc avec le cinéma de John Ford (y compris, selon moi, avec L'Homme qui tua Liberty Valance), comme le souligne d'ailleurs François Rissel sur Actua BD.


Dit autrement, la référence de Mauvaise réputation est bien plus l'âpreté du western à l'italienne que le clinquant du western hollywoodien, et cela se confirme de fort belle manière dans le dessin : à l'évidence, les nombreuses scènes enneigées (avec les tenues noires et brunes sur fond blanc, pour enrichir le vert que j'évoquais plus haut) viennent tout droit du Grand silence de Sergio Corbucci (NB : ce même genre d'ambiance chromatique se retrouve également dans l'excellent polar de Thierry Smolderen & José Gonzalez, Cauchemar Ex Machina).


Le chromatisme de Corbucci n'est sans doute pas la seule référence d'Emmanuel Bazin : non sans raison, aussi bien François Rissel sur Actua BD que Philippe Tomblaine sur BD Zoom détectent, dans son dessin, l'influence d'Edward Hopper (NB : ce dernier a également inspiré certains films italiens, voir le Profondo Rosso de Dario Argento, donc ces diverses influences visuelles sont loin d'être incompatibles entre elles, bien au contraire).


Ce climat délibérément terne permet de faire ressortir d'autant l'irruption, page 21, d'un rouge justifié par le coucher du soleil, mais servant surtout à symboliser la fin des illusions de Bob Dalton (une technique de contraste également utilisé dans le Sérum de Cyril Pedrosa & Nicolas Gaignard) ; il permet surtout de souligner la solitude d'Emmett Dalton, en collaboration avec le découpage (de facture très classique, avec en moyenne 0,27 cases en scope par planche, mais comme il n'y a en moyenne que 6,97 cases par planche, et que les cases ne sont pas surchargées de détails, le résultat est assez aéré).


Comparée à l'approche (tout aussi réussie, dans un autre registre, comme le souligne d'ailleurs Philippe Tomblaine sur BD Zoom) de Mathieu Bonhomme (qui prenait le parti de conserver un personnage héroïque, Lucky Luke donc, au centre de ses 2 westerns, tout en contestant sans en avoir l'air cette position centrale), Antoine Ozanam & Emmanuel Bazin vident délibérément leur western de toute figure canonique à la Morris & Goscinny, ce qui leur permet de renouveler avec brio le genre.


Redisons-le : si le deuxième volet de ce diptyque transforme l'essai, on tiendra là, sans aucun doute, un futur grand classique du western crépusculaire.



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