Véga de Serge Lehman & Yann Legendre
Comment parler d'un ouvrage comme Véga (lu dans le cadre d'une opération Masse critique Babélio), qui semble, à première vue, partir dans tous les sens, thématiquement parlant (terrorisme, sixième extinction de masse, téléportation, clonage, accès d'un robot à la conscience, le tout en 6 parties et 136 planches seulement) ?
Pour ma part, j'utiliserai une célèbre citation de Robert Bresson (à ne pas confondre avec Luc Besson, "un Bresson qui manque d'air" selon Noël Simsolo) : "Les idées, les cacher, mais de manière qu'on les trouve. La plus importante sera la plus cachée."
Cette citation permet peu ou prou de diviser les oeuvres d'art en trois catégories (qui sont plutôt, d'ailleurs, des zones sur un continuum) :
– celles dont les idées sont tellement apparentes que l'oeuvre en question a souvent un aspect un peu téléphoné (ou des gros sabots, au choix) ;
– celles dont les idées sont visibles sans trop l'être, donnant de la profondeur à l'oeuvre sans estomper son côté ludique (l'idéal de Bresson donc) ;
– celles dont les idées sont tellement discrètes, voire à peine effleurées, que le lecteur ou la lectrice peut les manquer ou se méprendre aisément sur l'interprétation de l'oeuvre (les auberges espagnoles, pour le dire vite).
A titre d'exemple, l'idée-phare de Matrix (des simulations informatiques tentent d'accéder à la vie réelle) était à sa juste place dans le premier volet (ni trop dans la lumière, ni trop dans l'ombre), mais elle était hélas beaucoup trop apparente dans les deux volets suivants, malgré de belles idées (selon moi).
De même, pour en revenir à Serge Lehman après ce détour pédagogique par les Wachowski, l'idée-phare de la Brigade chimérique première mouture (la disparition des super-héros européens, j'y reviendrai dans une chronique ultérieure) était habilement dissimulée dans l'histoire, là où celle de L'Esprit du 11 janvier était trop évidente pour être convaincante (notez que dans ces deux exemples le dessinateur est le même, Gess, mais que dans le premier cas il y a Fabrice Colin comme co-scénariste, ça peut jouer).
Dans l'oeuvre scénaristique de Lehman, Véga viendrait donc fournir un exemple parfait (le premier peut-être) d'oeuvre de la troisième catégorie, celle où, pour citer Thomas Day, "tout reste à peu près ouvert à l'interprétation", tout en cristallisant (à mon sens) autour d'une interrogation empruntée à Alain Damasio.
Rappelez-vous : dans Les Furtifs (qui n'est au fond qu'une histoire de premier contact déportée sur Terre, doublée d'un drame familial), les personnages d'Alain Damasio se demandaient quoi faire des créatures éponymes (je simplifie à outrance) : les capturer ou (peut-être) s'hybrider avec eux ?
De façon toute semblable, dans Véga, les personnages se demandent quoi faire de "la dernière femelle orang-outan de la terre" (évident symbole de notre lien à la nature) : d'un côté, le mouvement Reborn, auquel appartient le personnage éponyme (également prise dans un drame familial similaire à celui de Lorca et Sahar), veut la téléporter sur une arche orbitale pour la préserver de la cupidité humaine ; de l'autre, le groupe animaliste Alter Pongo veut la cloner et, sans doute aussi, s'hybrider avec elle ("j'ai de l'ADN d'orang-outan, docteur").
Serge Lehman va (bien sûr) choisir la solution inverse de celle adoptée par Alain Damasio (et de fait, l'aspect "brûlot animaliste", pour reprendre l'expression de Thomas Day, n'est pas aussi prégnant dans Véga que dans "la SF catastrophiste anglaise" à la John Brunner dont il s'inspire, même si Serge Lehman semble dire, en rendant hommage au Troupeau aveugle, que le vingt-et-unième siècle aurait bien besoin d'oeuvres similaires).
Symptomatiquement, pour qu'une solution triomphe de l'autre, il va falloir qu'une "anomalie énergétique" survienne lors de l'expérience de téléportation (non, ici, rien ni de La Mouche de George Langelaan, immortalisée notamment par David Cronenberg, ni du Paris 2119 de Dominique Bertail & Zep, qui n'a pas écrit que Titeuf, soit dit en passant), et que cette anomalie donne naissance, comme l'araignée radioactive piquant Spiderman, à une surfemme plutôt qu'à un surhomme, capable d'agir dans le monde des symboles.
Serge Lehman retourne donc à la même conception (héritée de Platon, là où Alain Damasio lorgne plutôt du côté de Spinoza, donc d'Aristote) que dans sa Brigade Chimérique (qui adoptait elle aussi une structure en 6 parties), à savoir que "l'univers physique" se double d'un autre, "le protocosme : le monde des lois accessibles à l'esprit et que nous matérialisons par des signes tracés à la main" (on retrouve aussi là le Denis Rougemont de Penser avec les mains, là où Alain Damasio se réfère plutôt à Devant la parolede Valère Novarina, ouvrage d'ailleurs cité en épigramme des Furtifs).
Le duel final autour de l'orang-outan résume parfaitement l'opposition entre ces deux visions de l'humanité (et de son rapport à la nature) dans un bref dialogue (que n'aurait sans doute pas renié l'Alan Moore de Promethea, voire Ernst Cassirer, pour qui l'humain est justement un animal symbolique) :
"– Nous sommes des animaux...
– Pas seulement. Nous sommes aussi des symboles."
D'où également la fin, que Thomas Day décrit comme "terriblement plate", parce que platonicienne, dirais-je : si un monde symbolique existe en parallèle du monde physique, alors un simple jeu de mots doit contenir une vérité profonde : pas d'arbitraire du signe à la Saussure dans l'univers décrit par Serge Lehman, qui ravive d'une certaine manière la fameuse querelle des universaux.
D'où également (je pense) le choix d'un graphiste, Yann Legendre, pour mettre en images cette histoire : il importe peu que, parfois, le trait très maîtrisé détache telle ou telle case du flux narratif, précisément parce que l'opposition entre réel et symbolique est au coeur de l'histoire ; en quelque sorte, la structure graphique mime les constellations de symboles dans laquelle évolue le docteur Ann Véga.
Comme le Gess des Contes de la pieuvre, Yann Legendre use d'une mise en couleur quasi-monochromatique, et si cela peut lui servir à définir des ambiances (le montage parallèle au début de la quatrième partie, "Monkey Business", fait habilement alterner, dans des cases verticales, des assaillants sur fond rouge à leur cible sur fond bleu ou vert, une astuce chromatique vu également dans Big Girls), cela vise surtout, me semble-t-il, à préserver la force de l'encrage (et de "ces contrastes de folie" dont parle Thomas Day), donc à accentuer l'effet de détachement dont je viens de parler.
De même, si Yann Legendre opte pour un découpage aéré (chaque planche comporte en moyenne 1,68 cases prenant la largeur d'une page, et une planche ne compte en moyenne que 3,05 cases), ce n'est pas tant, comme dans un comics, pour mieux rendre compte de l'action (même s'il y en a, notamment dans les parties 4 et 6) que pour, là encore, pouvoir faire saillir telle ou telle posture (ou tel ou tel décor) sur une planche (toujours dans ce même but de privilégier le symbolique sur le narratif).
Ainsi compris, Véga m'apparaît donc comme un projet artistique cohérent, sans doute moins impressionnant que La Brigade chimérique (avec Fabrice Colin et Gess) ou même que le récent Saint-Elme, (avec Frederik Peeters) mais qui a au moins le mérite de reconduire les obsessions de Serge Lehman (en sus d'entretenir un dialogue, amical mais critique, avec l'oeuvre d'Alain Damasio).
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