vendredi 9 décembre 2022

Redemption Song

Brève histoire de sept meurtres de Marlon James


Jamaican Tabloid


De Léopard noir, loup rouge, son livre suivant, j'écrivais peu ou prou que Marlon James réinventait un genre, au moyen d'un dispositif de récit bien spécifique, qui n'empêchait pourtant pas l'émotion de survenir, bien au contraire.


Les mêmes mots s'appliquent tout aussi bien à son livre précédent, vainqueur du Man Booker Prizer, Brève histoire de sept meurtres (lu en service presse), à la différence qu'ici, le genre visé par Marlon James n'est pas la fantasy, mais le polar "conspirationniste" à la James Ellroy (American Tabloid) ou Don DeLillo (Libra) – deux références assumées par Marlon James dans le Los Angeles Times.


Même s'il s'empare lui aussi d'une figure mythique (celle de Bob Marley) et d'un événement aux circonstances floues (la tentative d'assassinat du 3 décembre 1976), Marlon James ne reconduit les stéréotypes d'un certain récit criminel (on pense aussi au Parrain de Mario Puzo, et aux films qu'il a inspiré, dont au moins un est cité dans le livre) que pour mieux les dynamiter (comme Doctor Love, un de ses narrateurs).


C'est valable aussi bien dans la forme, polyphonique (j'y reviendrai) mais aux antipodes du style tough d'Ellroy (comme l'a remarqué Sam Jordison dans le Guardian), que dans le fond, à la fois terriblement réaliste et marqué par un soupçon de fantastique (j'y reviendrai également) : un peu comme dans les films Combat sans code d'honneur ou Le Cimetière de la morale de Kinji Fukusaku, mais en plus extrême, Marlon James entend déconstruire la figure virile, quasi héroïque, du truand, à la fois en le déshumanisant (exemple : la drogue, qui le place au rang des "zombies", page 188) et en l'humanisant (exemple : l'homosexualité non assumée).


Un petit exemple, à la fois du style souple, épousant à merveille les pensées (parfois décousues) des protagonistes, et du contenu, terre-à-terre mais révélateur (avec une petite touche de fantastique, un duppy étant un fantôme), pris chez Bam-Bam, pages 117-118 :

"J'l'ai vu enlever ses lunettes et se frotter partout avec un gant et du savon comme si la bouche d'incendie et l'arbre étaient là pour lui tout seul alors que c'était même pas chez sa régulière. J'avais pas envie de lui, j'suis pas pédé, mais j'aimerais bien me glisser en lui comme un duppy et bouger quand il bouge, ruer quand il rue, et souffler quand il souffle, et me sentir me retirer petit à petit puis remettre ça durement, puis doucement, vite, puis lentement."


Quoique Frédéric Sounac ait pu, dans un article, voir en Ellroy "le plus fantastique diagnostiqueur de l'homosexualité latente dans la culture machiste du jeune mâle américain" (ou anglo-saxon plus généralement), c'est clairement Marlon James qui mérite ce titre, parce qu'il met à jour ce côté latent, au travers notamment de personnages (secondaires ou principaux) comme Funnyboy, Weeper ou John-John K – et de scènes très explicites (et très cocasses), notamment dans la quatrième partie de son roman.


Bien entendu, l'aveuglement de ces personnages humains, trop humains, ne s'arrête pas qu'à leur orientation sexuelle ; ainsi, plus qu'un complot savamment orchestré par un parti de droite (le JLP) et un service secret américain (la CIA) pour faire tomber une figure de gauche (associée malgré elle au PNP), c'est plutôt l'absence générale de lucidité (ni Papa-Lo, côté JLP, ni Barry DiFlorio, côté CIA, ne voient qu'ils sont en train de se faire déborder par des éléments plus radicaux) et l'appât du gain (Josey Wales veut faire ses preuves auprès du cartel de Medellin) qui vont conduire, dans la version de Marlon James, au 3 décembre 1976.


J'ai dit "humains", non sans raison: si le livre de Marlon James est une formidable réflexion sur la violence (et un miroir tendu à la Jamaïque moderne), ce qui l'intéresse avant tout, c'est de décrire l'impact à hauteur d'homme (et de femme) de cette violence sur nos vies, et de s'interroger sur la possibilité d'y échapper – raison pour laquelle le livre se prolonge bien au-delà du 3 décembre 1976, et pourquoi il adopte une structure polyphonique (dodécaphonique, plus précisément).


Dodécaphonie


Sur la galerie fournie de personnages présents dans le roman, seulement 12 ont accès (par intermittence, j'y reviendrai) à la narration (si l'on compte pour un les multiples avatars de Nina Burgess) ; et comme dans toute polyphonie qui se respecte, ce dodécagone a un centre invisible, le symbole de paix (et d'égalité, d'après Emily Raboteau sur Book Forum) qu'incarne le Chanteur (Bob Marley est systématiquement désigné par cette périphrase, à part page 99, peut-être un lapsus calami de l'auteur ou de la traductrice, page 119, où il y a juste son prénom, et page 124, dans un article d'Alex Pierce).


Ce n'est pas seulement parce que l'art doit se passer de toute exégèse ("si je devais expliquer mes chansons, j'écrirais une explication de texte, pas une chanson", page 179), c'est aussi et surtout parce que, même s'il donne une folle envie de réécouter Bob Marley, Brève histoire de sept meurtres n'est pas l'histoire du Tuff Gong : "même si le Chanteur est au coeur de cette histoire, ce n'est pas réellement la sienne" (page 289).


Lointainement inspirée (d'après le Los Angeles Times) d'un article de Gary Talese (auteur cité page 289 du roman) sur Frank Sinatra (modèle inavoué du Johhny Fontane du Parrain de Puzo), cette structure polyphonique évoquera surtout, aux amateurs d'imaginaire comme moi, le cultissime Outrage et rébellion de Catherine Dufour, et ses 50 narrateurs, y compris (pour une réplique), Marquis, le musicien révolutionnaire autour duquel le livre s'organise (son Chanteur à elle).


Comme Catherine Dufour (qu'il ne connaît sans doute pas), Marlon James prend grand soin de singulariser, linguistiquement parlant, chacun des 12 personnages auquel il donne la parole : pour ne citer que quelques-uns des tics les plus voyants, Papa-Lo nous apostrophe en nous appelant "gentlemen" (ou "braves gens") ; Demus organise systématiquement son discours à l'aide de "voici" ou "voilà", etc.


Ce n'est pas qu'un brillant exercice de style : comme l'explique Marlon James dans un entretien accordé à Vogue, c'est bien sa volonté de servir une histoire au mieux qui le conduit vers des narrations inhabituelles ("je ne commence pas par me dire 'je vais repousser les limites de ce qu'est un roman' ; en fait, je fais même l'inverse").


Comme l'écrivait Isabelle Boof Vermesse dans un article sur Ellroy, une telle structure polyphonique pousse en effet le lecteur ou la lectrice "à ne pas se concentrer sur une causalité linéaire inducto-déductive (comme dans le roman policier classique) mais au contraire à envisager les choses globalement, à prendre en compte les échanges simultanés de toutes les parties du système, l'accent étant mis sur l'interaction et l'interférence" – et dans cette interaction peuvent, possiblement, se dévoiler des choses qui ne seraient pas apparues autrement.


Cela peut être une simple information qui met en perspective (donc enrichit) une autre ligne de narration : par exemple, si Bam-Bam, Demus ou Tristan Phillips dévoilent eux-même leur background (ce qui les a entraînés dans la spirale de la violence), ceux de Weeper et Josey Wales sont exposés respectivement par Josey Wales et Papa-Lo – à charge pour nous de jauger les propos des premiers à l'aune des révélations des seconds.


Cela peut également être (à l'inverse ?) un phénomène apportant une part d'incertitude aux autres lignes narratives : le fait que le premier narrateur (et celui qui sert à assurer les transitions d'une partie à une autre) soit un mort (sir Arthur George Jennings) permet à Marlon James, outre de lorgner, une fois de plus, du côté de Clive Barker (Livres de sang), de créer un suspense bienvenu, chaque ligne narrative étant susceptible de décrire (de magistrale façon) la mort de son protagoniste (en revanche, à part sir Arthur George Jennings, les narrateurs morts ne reparaissent pas dans les parties suivantes).


Un peu à la manière des Dix petits nègres d'Agatha Christie, Brève histoire de sept meurtres va en effet voir mourir, à un rythme régulier (2 dans la deuxième partie, 3 dans la troisième partie, 1 dans la quatrième, 1 dans la cinquième et dernière) 7 des "huit mecs dans deux Datsun blanches" (page 307) qui ont attaqué Bob Marley ("tous ceux qui s'en sont pris au Chanteur sont morts, sauf un" résume Eubie page 836) – et ces sept meurtres éponymes seront accompagnés de beaucoup, beaucoup d'autres...


Tous les côtés du dodécagone ne sont donc pas égaux : des 8 narrateurs des deux premières parties, seulement 6 (et eux seuls) se retrouvent dans la troisième, où ils ne prennent qu'une seule fois la parole (les 2 tués disparaissent) ; la quatrième partie ne comprend elle aussi que 6 narrateurs, dont 3 nouveaux (y compris Tristan Philipps, qui parle à Alex Pierce, j'y reviendrai) ; enfin, la cinquième et dernière se recentre sur 3 narrateurs parlant 4 fois chacun, soit 12 chapitres en tout : Nina Burgess, Alex Pierce et (pour la première fois) Doctor Love, visitant Josey Wales.


Un héros, un grand méchant et une Cassandre


Nina Burgess, Josey Wales et Alex Pierce, ce sont justement, de mon point de vue, les trois personnages-clés du roman : comme le dit page 124 Alex Pierce lui-même, qui dans la fiction de Marlon James est l'auteur d'une série d'articles intitulé Brève histoire de sept meurtres, une bonne histoire nécessite "un héros, un grand méchant et une Cassandre" (oui, on pense à Pisteur, au garçon et à Sogolon, les protagonistes de Léopard noir, loup rouge).


Sans surprise, Nina Burgess se compare, page 169, à "cette Cassandre dans la mythologie grecque, celle que nul n'écoute et qui n'est même pas capable de s'écouter elle-même" ; plus tard, elle se comparera aussi, page 383 – et Bam-Bam la comparera de même, page 315 – à "la femme de Lot", celle qui a eu le mauvais geste au mauvais moment, faute de s'écouter peut-être.


Primitivement inspirée à Marlon James, d'après le Los Angeles Times, par une visite à la maison de Prince (que Nina Burgess écoute précisément pages 669-670), Nina Burgess est l'une des voix les plus importantes du roman, autant quantitativement parlant (18 chapitres sur 84, si je compte bien) que qualitativement : alors qu'elle cherchait juste à obtenir un visa pour sa famille par l'entremise du Chanteur, elle va se retrouver témoin de la fuite des tueurs, donc passer une bonne partie de sa vie en cavale, de peur d'être tuée – autrement dit, elle symbolise toutes les vies innocentes impactées par la violence.


Face à cette figure de victime, Josey Wales est, incontestablement, le grand méchant de l'histoire : non seulement c'est le criminel qui a le plus accès à la narration (9 chapitres sur 84), mais en prime, il est très souvent le protagoniste principal d'autres lignes narratives (y compris les 4 chapitres racontés par Doctor Love dans la dernière partie) – et son ambition comme son cynisme justifient aisément cette prépondérance (sa froideur en ferait un avatar de Michael Corleone, là où Papa-Lo évoquerait à la fois, par son statut, Vito Corleone et, par sa mort, Sonny Corleone, pour prendre des comparaisons tirées du Parrain).


(Notez au passage que, comme beaucoup de personnages de Brève histoire de sept meurtres, Josey Wales est inspiré d'une personne réelle, comme l'explique Emily Raboteau sur Book Forum : "son parcours reflète celui du bien réel don Lester Lloyd Coke, qui a contrôlé les opérations jamaïcaines du Shower Posse jusqu'à sa mort en 1992" ; Marlon James rebaptise "Storm Posse" le gang en question, mais l'origine de cette appellation, avancée page 829, rend d'autant plus évidente la décalque.)


Mise à part son importance quantitative (10 chapitres sur 84, sans parler des 5 chapitres où Tristan Phillips s'adresse à lui), il pourrait paraître étrange de faire d'Alex Pierce le troisième personnage de cette trinité, vu que le rôle de héros devrait, en bonne logique, être réservé au Chanteur, malgré son absence de la narration.


Toutefois, dans le dernier chapitre où il intervient, Marlon James a pris soin de rapprocher Alex Pierce (et sa quête de vérité, voir page 680 la comparaison avec Sherlock Holmes) de Bob Marley (et sa quête de paix ou d'égalité) à l'aide d'un détail physique, qui est clairement l'équivalent d'un stigmate christique (portant sur un pied et non une main).


Ainsi sommairement esquissé, le portrait de ces 3 personnages pourrait laisser penser que Marlon James retrouve d'un côté les stéréotypes qu'il abandonne de l'autre, mais il n'en est rien, ne serait-ce que parce que les "exploits" du héros ne perturberont guère le grand méchant, ou parce que ce dernier n'est pas méchant à temps plein – même le pire des tueurs peut avoir ses moments de grâce, comme nous le rappelle la page 501, avec cette réflexion de Josey Wales :

"C'est quoi, la paix ? La paix, c'est quand je souffle doucement sur le front de ma fille quand elle transpire dans son sommeil."


Au bout du compte, derrière les scènes les plus brutales qui soient court donc, en filigrane, une tonalité douce-amère à la "Redemption Song", que cette citation illustre à merveille, et que la fin du roman confirmera, menant ainsi à bien la mission que Tristan Phillips confiait (page 708) à Alex Pierce :

"Les gens doivent savoir. Ils doivent savoir qu'il y a eu un temps où on aurait pu réussir, tu sais ? On aurait pu. Les gens avaient ce qu'il fallait d'espoir, ils étaient fatigués et dégoûtés et ils avaient ce désir qu'il se passe quelque chose."


Tout autant que Léopard noir, loup rouge, Brève histoire de sept meurtres fait donc la preuve de la place (immense) qu'occupe Marlon Jame dans le paysage littéraire mondial, et confirme qu'il est bien "de la même famille que Salman Rushdie" (dixit Emily Raboteau sur Book Forum).



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