lundi 10 juillet 2023

Labyrinthe des malaises coupables

Du thé pour les fantômes de Chris Vuklisevic


Comme le chantait Leonard Cohen dans "Anthem" :

There's a crack in everything,

That's how the light gets in.


Le deuxième roman de Chris Vuklisevic me semble précisément reposer sur le motif de la fêlure, qui se retrouve autant dans le dramatis personae que dans la construction du roman – et à travers ces multiples failles, il passe aussi bien de la lumière que de l'or liquide, destiné à ressouder entre eux les morceaux épars, comme dans l'art japonais du kintsugi.


Comme l'explique sans ambages une "théilogue" à sa disciple, page 213 du roman, les êtres humains ont autant de facettes qu'une théière brisée n'a d'éclats :

"On n'est pas qu'une personne dans sa vie, Clé. Certains te diront qu'on emprunte à l'envi des masques. Moi, je te dis qu'on change de peau, de chair, de squelette et de sang. On ne ment pas en le faisant : on se transforme. On oublie celles qui peuplaient notre corps pour leur préférer des femmes nouvelles."


La "quête" (pages 378 ou 388) qui structure le roman, et qui vire à l'enquête pure et simple, donc au polar (avec indices soigneusement disséminés ça et là dans le texte, comparez par exemple les pages 124 ou 135 à la 314), c'est précisément, pour les héroïnes, Félicité et Egonia, de reconstituer ce puzzle qu'est la vie de leur mère, cette "femme kintsugi traversée par trop de sillons" (page 427).


Pareille quête procède évidemment, autant pour Félicité qu'Egonia, d'une nécessité intime, celle de se réconcilier avec soi-même, pour le dire vite, donc de trouver "l'une des deux sorties hors de ce labyrinthe des malaises coupables" (page 280) où les a placées une mère tout à tour possessive (envers Félicité) ou maltraitante (envers Egonia) – on n'est pas si loin que ça d'un récit réaliste comme Quand la mer se retire d'Armand Lanoux, y compris dans l'évocation de la guerre.


Notez au passage qu'on retrouve le thème, classique si l'en est dans le conte de fées ou la littérature (a)morale en général (voir la Justine et la Juliette de Sade), du parcours parallèle de deux héroïnes que tout oppose (du moins en apparence) ; mais Chris Vuklisevic n'instrumentalise jamais cette opposition entre Félicité et Egonia, dont nous comprendrons les points de vue respectifs bien avant qu'ils ne convergent (aucun manichéisme dans Du thé pour les fantômes donc).


Cela se traduit, sur le plan narratif, par l'usage d'une "narration non linéaire" (dixit CélineDanaé) conduite par "un conteur principal, qui intervient régulièrement, mais qui rapporte surtout les témoignages des principaux acteurs des événements" (dixit Boudicca), en insistant sur le fait qu'il les réécrit fatalement, voir par exemple page 28 :

"Je vous donnerai toutes les vérités de ceux qui ont vécu cette histoire. Et comme je ne dirai que le vrai, il n'y aura sans doute là-dedans pas grand-chose de réel. Vous voilà prévenu."


Cette "histoire kintsugi" (page 438), aussi morcelée donc, structurellement parlant, que les personnages qu'elle met en scène, l'est également :

– sur le plan formel, par l'irruption de poèmes en vers libres pour représenter le discours intérieur des personnages à des moments cruciaux (par exemple pages 145-146 ou 272-291, avec les mots de Félicité alignés à gauche, ceux d'Egonia, à droite, et leurs pensées communes, au centre) ;

– sur le plan "scénaristique", comme le remarque fort bien Aude Bouquine ("Chris Vuklisevic alterne également le rythme de plusieurs scènes : certaines sont écrites pied au plancher, d'autres sont bien plus introspectives") ;

– sur le plan générique enfin (voir ci-dessous).


De fait, le roman fait tenir ensemble, dans un décor ensoleillé a priori peu propice à l'obscurité (voir la bande dessinée Aristophania pour une réussite semblable), des motifs divers, relevant tour à tour de l'absurde à la Fred (le "troupeau de théières sauvages" qui donne son titre au chapitre de la page 233 évoque bien sûr le piano sauvage de Philémon) ou du fantastique exotique (les fleurs carnivores) – autant de "trouvailles savoureuses" (dixit Boudicca), qui réenchantent le réel.


La quatrième de couverture a donc raison de le dire, Du thé pour les fantômes relève bel et bien du réalisme magique (tel qu'Alejo Carpentier a pu le définir, par opposition au surréalisme, comme intégration naturelle de l'étrange dans le réel) – même si, dans sa construction comme sa puissance d'évocation, il fait fortement penser au dernier Giono, celui d'Un roi sans divertissement.


Puisque je parle d'évocation, voici comment Chris Vuklisevic décrit, page 24, les fleurs carnivores mentionnées plus haut (vous constaterez que, sans être ostentatoire, son style est parfaitement maîtrisé) :

"Leurs pistils bleu électrique ondulaient comme des algues parmi les mâchoires couleur d'hématome et de pétrole, qui se refermaient sur les moineaux subitement, clac, sans leur laisser le temps de piailler. Une fois rouvertes, elles poussaient des sifflements d'oiseaux."


Au bout du compte, à la sortie du roman de Chris Vuklisevic, le lecteur ou la lectrice peut déclarer sans peine, avec le narrateur (page 437) :


"En entrant dans ce lieu, j'ai trouvé autre chose qu'un joli document pour remplir un trou aux archives. J'ai reçu de la laque et de la poudre d'or. Des morceaux de récits, de la sève pour les réparer, et des gestes appliqués pour qu'à leur tour ils me réparent."


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