vendredi 21 juillet 2023

Un bon angle est un angle mort

Angles morts du numérique ubiquitaire – Glossaire critique et amoureux sous la direction d'Yves Citton, Marie Lechner & Anthony Masure


Un texte pluriel


Note préliminaire : dans cette longue chronique en trois parties (qui vole son titre à un billet de Mélanie Fazi), je soulignerai (en plus des trois titres de partie) les expressions auxquelles ce glossaire (lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio) consacre une de ses 145 entrées, et je les doublerai si nécessaire d'un lien permettant de les expliciter un peu (je mentionnerai aussi certains textes de science-fiction qui me semblent leur faire écho).


Face à un "glossaire critique et amoureux" traitant des angles morts du nouveau panopticon où nous vivons (le "platopticon" de Vladan Joler, page 179, ou le synhapticon de Pierre Cassou-Noguès, cousin du techno-cocon d'Alain Damasio ou du Témoin de Nick Harkaway, voir Gnomon), il est tentant de chercher à repérer des angles morts dans le texte lui-même (c'est d'autant plus facile qu'il présente une forme par essence trouée, celle d'un glossaire donc)...


Comme pour ma lecture de L'étoffe dont sont tissés les vents, je succomberai ici ou là à la tentation, non pour le plaisir mesquin d'épingler les contributeurs et contributrices de l'ouvrage, mais au contraire parce que ces angles morts textuels sont, en fait, autant de directions dans lesquelles le glossaire se prolonge, autant d'incitations à penser donc – et cela seul suffirait à en faire une réussite.


L'ouvrage est issu d'un colloque de Cerisy ayant rassemblé "un public très multidisciplinaire" (page 65), comme le confirme la présence parmi les contributeurs de fictionautes comme Olivier Bosson (avec des textes dans la lignée de Jean-Luc Godard, en plus ou moins réussi mais en toujours marquant) ou Saul Pandelakis (même s'il a ici sa casquette de chercheur, l'auteur ne dédaigne pas pour autant le témoignage, voir page 318).


Ceci dit, il manque à mon sens au glossaire (premier angle mort) le point de vue d'un informaticien, qui aurait pu par exemple :

– signaler que les "sept couches" évoquées page 224 par Yves Citton sont celles du modèle OSI de l'ISO (la référence a pu être délibérément omise, ceci dit, pour ne pas accabler le lecteur ou la lectrice profane) ;

– évoquer l'opposition entre cycle en V et méthode agile à propos du durcissement du software (page 134) ;

– éviter la confusion (pas forcément dommageable, mais gênante) faite par Marie Lechner entre "jeu de données" (utilisé pour entraîner un réseau de neurones, et souvent réduit à un simple ensemble de fichiers, par exemple des images) et "base de données" (qui suppose normalement une organisation plus poussée des données, avec une interrogation possible par le langage SQL) ;

– rappeler que le couple procédure / itération (utilisé page 73 pour définir la computation, je reviens sur le terme dans la section suivante de ma chronique) est propre à un mode de programmation (procédural justement) qui est de plus en plus mélangé à d'autres, notamment, en big data, le fonctionnel (basé plutôt sur le couple fonction / récursion ; l'article sur la récursivité aurait donc pu, lui aussi, bénéficier de cet éclairage).


(De façon similaire, l'intéressant article sur la neurodiversité numérique aurait à mon avis gagné à être relu par une personne qui aurait pu gentiment signaler à Marion Ménard que, depuis 2015 et le DSM-5, les TED sont inclus dans les TSA, donc relèvent bien de l'autisme, ou encore que la plaisanterie sur le syndrome neurotypique est imputable aux activistes du défunt autistics.org, site fondé en 1998 par Laura Tisoncik.)


C'est là un angle mort des plus mineurs, qui n'enlève rien à la pluralité de l'ouvrage, renforcée par la forme toute rhizomatique du glossaire, idéale pour entrecroiser tous ces points de vue (elle l'est d'autant plus qu'ils s'inscrivent tous plus ou moins, à l'évidence, dans le prolongement de la pensée de Deleuze & Guattari, cités du reste page 28, 192, 249, 252 ou 253).


Ceci dit, à force de renvoyer les unes aux autres (d'une façon qui aurait sans doute méritée d'être plus soulignée, selon moi), les entrées du glossaire finissent par composer une pensée cohérente (de mon point de vue du moins, d'autres assemblages conceptuels sont certainement possibles) – et j'en rendrai compte en parlant de substances, de processus et d'acteurs (ça fait SPA, je n'ai pas fait exprès, promis).


Un dess(e)in d'ensemble


Tout part de la substance même du monde, qui est par définition un objet pluriel, un apeirogon, mais qui va être transformé, par trois processus successifs, en quelque chose de plus monolithique sous son apparente fluidité, une image-représentation – un "simulacre" dirait Jean Baudrillard, un "flux constant de spectacles" dirait Guy Debord, penseurs fort justement convoqués par Vladan Joler page 187 (ou, en anglais, sur son site).


Le premier processus, la numérisation, est un mécanisme d'abstraction par lequel le monde est converti en data, lesquelles sont donc, plutôt que des "données", des "prises" (des capta dirait l'INSEE), avec toute la partialité que cela suppose (Yves Citton cite non sans raison les travaux de Clare Garvie sur les logiciels de reconnaissance faciale, optimisés pour les hommes blancs de quarante ans ; de façon générale, beaucoup de data dont viciées par un biais de discrimination affectant toutes les minorités, d'où la place que leur accorde le glossaire).


Le deuxième processus, la computation, relève de la cognition synthétique (un terme mis en avant par Anna Engelhardt & Ilan Manouach pour pallier les défauts de l'appellation "intelligence artificielle") : il agrège les data pour produire une "information" nouvelle (j'emploie le terme faute de mieux, l'information en question n'en étant pas forcément une stricto sensu, nous le verrons).


Le troisième processus, que j'appellerai la présentation ou la restitution, est aussi le deuxième angle mort du glossaire, qui ne le distingue pas ouvertement de la computation, alors qu'on est selon moi en présence d'un processus bien distinct, visant à reconvertir les "informations" obtenues en une forme digeste pour les utilisateurs et utilisatrices – suivant la pensée de Vilém Flusser, ces soi-disant acteurs et actrices du numérique ubiquitaire devraient du reste plutôt être appelés des fonctionnaires, puisque l'architecture de choix où ils évoluent en fait de simple exécutants plutôt que de vrais actants.


(Notez au passage que ces 3 processus sont analogues à l'inventio, la dispositio et l'elocutio de la rhétorique antique, ce qui suffit selon moi à montrer qu'ils ont sans doute une visée plus persuasive, conative dirait Jakobson, que réellement informative, autrement dit qu'ils sont centrés sur le ou la destinataire du message plus que sur son contenu et sur la conformité de ce dernier à la réalité – j'y viens.)


L'image-représentation obtenue au terme de ces 3 processus pose tout naturellement la question de la "fidélité" au réel initial (pages 370-371) : que produisent au fond les métamédias qui sont les acteurs premiers (quasi invisibles, tel un inconscient technologique) de ces processus (et accessoirement nos esclaves énergétiques pour R. Buckminster Fuller, ou nos esclaves techniques pour Virgil Gheorghiu, voir ma chronique sur Scarlett & Novak d'Alain Damasio) ?


Comme le souligne la page 276, toujours dans la lignée de Vilém Flusser, le résultat est plus un modèle qu'une information – et c'est là que je vois le troisième angle mort du glossaire : s'il souligne brillamment combien cet extractivisme numérique ressemble à celui qui épuise nos gisements miniers et pétrolifères (j'y reviendrai), il ne dit pas explicitement, même s'il le suggère fortement, à quel point ces 3 processus sont une version dévoyée de la méthode scientifique (qui en comprend normalement un quatrième, j'y viens).


Dans la méthode scientifique de modélisation de la réalité, le résultat final est étayé par des prédictions, dont la réalisation confirmera la validité du modèle ; ce retour au réel pour vérifier l'opérabilité du modèle est le quatrième processus, celui qui referme la boucle en quelque sorte (et permet une progression des connaissances par élimination des modèles défectueux).


Au contraire, dans le numérique ubiquitaire, les prédictions éventuellement produites ne servent qu'à capter l'attention des utilisateurs ou utilisatrices en jouant sur leur biais de confirmation, autrement dit à générer des bulles de filtres, précisément parce qu'il manque ce quatrième processus de retour au réel, sans lequel toute démarche scientifique est incomplète.


Une religion du pire


Evidemment, ce dévoiement de la science va de pair, selon moi, avec la façon dont le numérique se teinte de "divin" (pages 70 ou 371), ne serait-ce précisément parce qu'il est ubiquitaire (attribut de Dieu dans la théologie classique), qu'il a "son centre partout et sa périphérie nulle part" (page 371). (Pour un usage récent de cette thématique dans la fiction, voir par exemple la Cité d'ivoire de Jean Krug ou Une météorite nommée désir de Lucien Raphmaj.)


En témoigne par exemple la croyance (naïve si l'on y réfléchit, tellement que le glossaire ne la mentionne pas) que retransmettre un message sur les réseaux sociaux pourrait pousser la classe vectorialiste qui les contrôle à verser de l'argent à un enfant malade ; en témoigne aussi la volonté (parodique ?) des Kopimistes de considérer les raccourcis du copier-coller comme "des symboles sacrés" (page 95)


Cette tendance à prendre les produits du numérique pour parole d'évangile pourrait se résumer par la version "garbage in, gospel out" du célèbre acronyme GIGO, que Vanessa Nurock met en avant (page 81) dans l'article confiance et éthique – car oui, nous préférons parler de "confiance" (donc de foi) envers les IA plutôt de "fiabilité" (qui serait le terme correct pour une machine).


Cela ne pourrait être que conjoncturel, mais c'est profondément structurel au contraire, comme en témoigne l'article sur l'évangélisme technologique, cette technique de vente promue par Apple – comment ne pas voir, dans cet "effet de club du côté consommateur" (page 135) qui caractérise un effet de réseau, un avatar de la secte ?


Ainsi s'expliquerait l'aveuglement généralisé envers le poids écologique du numérique, ce nouvel extractivisme mettant autant, sinon plus, notre planète en coupe réglée que l'ancien : la dictature de la commodité ou la peur "de rater quelque chose" (invoquée par Vladan Joler page 176) suffisent-elles à expliquer, à elles seules, l'emprise qu'exerce sur nous ce nouveau régime aux noms multiples ?


(Leur nom est Légion, car ils sont nombreux : capitalisme de plateforme ou capitalisme de surveillance, suivant Shoshana Zuboff ; gouvernance algorithmique, suivant Antoinette de Rouvroy ; société de transparence, suivant Byung-Chul Han ; techno-féodalisme, suivant Cédric Durand – mais aussi, petit oubli du glossaire, société des éblouissements, suivant Joseph Tonda, voir ma chronique sur Té Mawon de Michael Roch.)


Quoi qu'il en soit, comme le souligne Vladan Joler page 190, un tel régime est clairement marqué par une (toute religieuse) "affinité pour l'infini", suivant une expression empruntée à Jean-François Lyotard – sauf que loin d'être perçu comme une occasion de s'émerveiller, cet infini-là est vu comme un territoire à conquérir, il renforce donc l'hubris plutôt que de la prévenir (pour le mécanisme contraire, un sense of wonder ramenant l'homme à sa juste mesure, voir Les Chants de Nüying d'Emilie Querbalec ou La Millième nuit d'Alastair Reynolds).


Les contributeurs et contributrices du glossaire ont beau multiplier ça et là les pistes pour se sortir de la course à l'abîme qui caractérise notre monde dit moderne (mais très féodal au fond), toutes paraissent au final limitées (y compris spatialement ou temporellement, comme la désobéissance technologique des Cubains dans les années 90), et l'entrée du glossaire qui finit par occuper le plus de place dans nos têtes s'appelle, hélas, irréversibilités.


Peut-être, ceci dit, la simple existence de ce glossaire, précieux  outil pour penser le présent, suffira-t-elle, suivant la savoureuse expression du collectif Zanzibar, à "désincarcérer le futur" ? Il faut le souhaiter, pour le bien de l'espèce humaine.



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