Dans l'abîme du temps de Gou Tanabe d'après Lovecraft
Comme je le disais à propos de ses versions du Cauchemar d'Innsmouth et de Celui qui hantait les ténèbres, Gou Tanabe a réussi ce que beaucoup de critiques (Michel Houellebecq en tête) jugeaient impossible : l'adaptation graphique des nouvelles de Lovecraft.
Dans l'abîme du temps ne fait pas exception à la règle, et reconduit notamment "la façon que l'auteur a de gérer les niveaux de gris et textures avec des trames ultrafines" (dixit Thomas@constellations), des trames "dont la finesse et la précision sont pour moi du jamais vu" (je suis d'accord avec Blondin, très peu de mangas vont aussi loin en la matière).
Outre cette noirceur graphique, cette "ombre moqueuse et inconcevable" (page 353), qui est utilisée autant pour son potentiel de suggestion (funèbre) que pour son pouvoir de brouillage, Dans l'abîme du temps présente le même découpage aéré que Le Cauchemar d'Innsmouth : le taux de cases en scope (c'est-à-dire prenant la largeur d'une planche) s'établit à 1,67 (contre 1,66 pour Le Cauchemar d'Innsmouth).
Cette mise en scène privilégiant les planches découpées en tranches ou les pleines pages (27,2 % du manga tout de même) sert autant à dynamiser le récit (qui est, comme souvent chez Lovecraft, "à progression lente", contrairement à ce qu'affirme un peu vite Michel Houellebecq dans son petit essai) qu'à marquer l'importance du thème de la vue chez Lovecraft (et plus généralement des sens, ce que là pour le coup Michel Houellebecq a bien vu).
Je le soulignais à propos de Celui qui hantait les ténèbres : en sus d'être, comme souvent dans un récit fantastique d'après Joël Malrieu, "un érudit et un homme solitaire" (dixit CélineDanaé, voir aussi la chronique de Gromovar), le personnage lovecraftien est avant tout un esprit-fenêtre, quelqu'un dont la maison mentale va se retrouver envahie à proportion de la largeur de ses ouvertures (de sa faculté à bien appréhender le monde extérieur, quoi).
Même si Dans l'abîme du temps ne joue guère avec l'imagerie de la fenêtre (du moins côté Lovecraft, Gou Tanabe utilisant beaucoup de pleines pages dont les bords sont redoublés par des formes circulaires, voir par exemple pages 40-41, page 110, pages 300-301), le thème de l'esprit-fenêtre n'en reste pas moins prégnant, dans la mesure où le professeur Peaslee va être identifié comme "le meilleur représentant" de son espèce à son époque (page 191), donc le candidat idéal pour "quelque détestable échange" (titre du chapitre 5, page 116).
Non seulement sa soif de savoir (sa libido sciendi, pour le dire comme Saint-Augustin) prédispose le personnage lovecraftien, ici Peaslee, à devenir le jouet d'entités immémoriales, mais en prime elle le pousse à enquêter sur ce qui lui arrive, jusqu'à parvenir aux mêmes conclusions désabusées que ses prédécesseurs (le professeur Dyer des Montagnes hallucinées, qui fait ici une apparition remarquée) :
"il y a en ce monde certaines choses dont il est préférable pour l'homme d'ignorer l'existence" (pages 338-339).
Une planche emblématique du travail de Gou Tanabe pour nous rendre visibles toutes ces problématiques lovecraftiennes serait pour moi la page 126 de Dans l'abîme du temps, composée de 4 cases en scope surmontées d'un narratif :
– Peasle vu de face et de loin au milieu d'une foule (autre menace tangible contre l'identité d'un être humain, voir Le Cauchemar d'Innsmouth) ;
– Peaslee vu de dos et de loin dans un rêve ou une vision (avec des tonalités beaucoup plus sombres) ;
– Peasle vu de près et de loin au milieu de la même foule ;
– Peaslee vu de dos et de près dans le même rêve ou la même vision.
Autrement dit, cette planche ménage un double mouvement de zoom, qui nous rapproche à la fois de Peaslee marchant au milieu d'une foule, et de Peaslee marchant dans un rêve ; mais le premier zoom ne révèle que le regard égaré du personnage, alors que le deuxième nous présente son dos, faisant symboliquement barrage à toute investigation plus poussée.
L'égarement de ce personnage solitaire dans un monde de la connaissance trop vaste pour être appréhendé se traduit, bien sûr, par son errance dans ces architectures cyclopéennes dont Lovecraft raffole – et que Gou Tanabe rend très bien, avec en prime des échos graphiques bienvenus (tout en contredisant le soulagement exprimé par les narratifs, la page 144, montrant Peaslee perdu dans un décor urbain réaliste, annonce évidemment la page 269, où le décor est déjà plus fantasmatique).
C'est exactement ce que Michel Houellebecq nommait dans son essai un "effet d'échelle", générateur de "vertige", autrement dit de sublime, une des deux modalités du sense of wonder avec le grotesque, suivant Itsvan Csicsery-Ronay (notez que cette disproportion s'exerce aussi bien sur le plan spatial que sur le plan temporel, d'où d'ailleurs le titre Dans l'abîme du temps).
Le grotesque (pas au sens de risible, mais plutôt de répugnant, car composé suivant une logique biologique insensée), c'est précisément le sentiment que Lovecraft, et Gou Tanabe après lui, convoquent pour contrebalancer ce sublime architectural (et temporel) : si le monde est trop vaste pour être appréhendé par l'homme, ce dernier vaut-il mieux qu'un difforme "représentant de la grand-race de Yith" (page 118) ou que les créatures qui sont leurs adversaires ?
(Très significatif me paraît, de ce point de vue, le face à face qui s'instaure entre la planche marquant la fin du chapitre 10, page 322, et celle entamant le chapitre 11, page 325 ; je soupçonne fortement, sans pouvoir le prouver, que lors de la publication en magazine du manga ces deux pages étaient en fait en vis-à-vis, et que le découpage en chapitres irréguliers pour la mise en volume a fait disparaître, avec d'autres, cet effet de sens.)
Feyd Rautha a raison de le dire, Dans l'abîme du temps s'interroge avant tout sur "la place de l'homme dans l'univers", et il le fait en tendant, à la soif de savoir de Peaslee, ce miroir déformant qu'est la Grand-Race (dont le nom même trahit l'hubris) : comme souvent dans le récit fantastique, le phénomène n'est au fond que le reflet du personnage (je suis encore une fois les analyses de Joël Malrieu).
Portrait d'un homme qui perd pied devant l'inconnaissable, Dans l'abîme du temps peut tout aussi bien se lire comme une autobiographie voilée, Peaslee ne parvenant à exorciser les visions qui le hantent qu'en les couchant sur le papier (page 162, "mes études m'avaient permis de renforcer mes défenses") ; dans tous les cas, on est bel et bien, malgré des scènes dignes de La Guerre des mondes de Wells (référence majeure de Lovecraft), dans "quelque chose de bien plus intime et psychologique qui fait s'interroger sur soi", comme le dit Tachan.
Ce n'est pas un hasard si Michel Houellebecq (encore lui) classe Dans l'abîme du temps parmi les 8 grands textes lovecraftiens (avec Le Cauchemar d'Innsmouth) ; et l'adaptation de Gou Tanabe lui rend parfaitement justice.
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