lundi 31 juillet 2023

Des fragments de ciel immaculé

La Machine s'arrête d'Edward Morgan Forster


Bien des fictions pourraient servir d'illustrations au glossaire décrivant les Angles morts du numérique ubiquitaire ; j'en ai d'ailleurs cité quelques-unes dans ma chronique de l'ouvrage, omettant celle qui était peut-être la plus pertinente d'entre elles – une novella datant de... 1909 !


Celles et ceux qui connaissent l'oeuvre d'Edward Morgan Foster à travers les adaptations filmiques qu'en a données James Ivory (Chambre avec vue, Maurice et Retour à Howards End) pourraient (non sans raison) s'étonner de voir la signature de l'auteur britannique sous une novella de science-fiction ; mais comme le soulignent Philippe Gruca & François Jarrige dans leur postface, "la nostalgie pour l'ancienne Angleterre rurale en voie de disparition" (page 97) a affûté les capacités d'analyse et d'anticipation de l'écrivain.


Avant d'entrer dans le vif du sujet, soulignons que, quoiqu'elle soit caractérisée de "méditation" à son ouverture (page 15) et à sa fermeture (page 91), La Machine s'arrête n'est aucunement un essai déguisé en fiction, mais bien une vraie histoire, resserrée sur le personnage d'une mère (Vashti) et de son fils (Kuno) – simplement, comme toute vraie histoire, elle comporte son lot de réflexions, habilement disséminées ça et là dans le texte (j'y reviendrai abondamment).


Notons aussi que ces réflexions, quoique applicables de façon hallucinante à notre société contemporaine, ne font pas d'Edward Morgan Forster "un 'prophète' ou un 'visionnaire'", comme le soutiennent Philippe Gruca & François Jarrige dans leur postface (page 101) : d'abord parce qu'il n'y a pas, en Histoire, de lois permettant de prédire l'avenir ; ensuite parce qu'Edward Morgan Foster n'était pas, à son époque, le seul à envisager le futur avec pessimisme.


Là encore, Philippe Gruca & François Jarrige l'expliquent fort bien, citant des "récits dystopiques" (page 99) comme After London or Wild England aka Londres engloutie de Richard Jefferies (1885) ou L'Île des pingouins d'Anatole France (1908) ; j'ajouterai volontiers à ces deux noms celui de Marcel Schwob, ne serait-ce que pour l'ironie finale de "L'Incendie terrestre" (nouvelle de 1891 recueillie en 1893 dans Le Roi au masque d'or), ironie voisine de celle de Forster (page 93, "un imbécile redémarrera la Machine, demain").


La force et la singularité de La Machine s'arrête tiennent autant à son style (une narration classique au passé simple et à la troisième personne, dont la maîtrise en remontrerait à bon nombre de nos contemporains) qu'à ses concepts (qui annoncent une foultitude d'oeuvres ultérieures, l'expédition de Kuno dans le chapitre 2 allant jusqu'à évoquer THX 1138 de George Lucas !)


La novella se divise en trois chapitres à peu près égaux (29, 26 et 24 pages) :

– le premier, "Le Dirigeable", raconte la sortie exceptionnelle que Vashti, peu habituée à quitter les souterrains, fait pour aller retrouver son fils Kuno, ce qui permet notamment d'illustrer la "terreur d'une confrontation directe" (page 33) avec l'extériorité qui est désormais le lot de l'espèce humaine (l'allusion à Guy Debord que fait Pierre Thiesset page 12 de la préface est parfaitement justifiée, la vie dans le monde futur de Forster étant entièrement médiatisée par la Machine) ;

– le deuxième, "L'Appareil réparateur", raconte l'entretien de Vashti avec Kuno qui s'ensuit, entretien où Kuno raconte sa sortie à l'air libre (mais pollué) et "l'enthousiasme" (page 65) que le contact avec la nature lui a procuré (ici, c'est notamment le Pierre Cendors de L'Enigmaire qui vient à l'esprit, mais aussi Lovecraft, à cause de l'apparence de l'Appareil réparateur éponyme) ;

– le troisième enfin, "Les Sans-abri", en vient, après ces deux chapitres de mise en place, à l'événement qui donne son titre à la novella, et qui permettra, paradoxalement, à Vashti et Kuno d'entrevoir enfin ces "fragments de ciel immaculé" (page 94) que la Machine leur dérobait (toute la réflexion sur le rapport perdu de l'humanité aux "étoiles", entamée pages 19-20, annonce elle la désidération chère à Lucien Raphmaj, voir Une météorite nommée désir).


Cette présentation sommaire laisse entrevoir la richesse conceptuelle du texte de Forster, sur laquelle je reviendrai ; mais elle dit sans doute peu de choses sur la façon dont on s'attache aux personnages, pourtant peu caractérisés :

– de Vashti, on saura juste qu'elle fait "un mètre cinquante environ", a un "visage aussi blanc qu'un champignon" (page 15) et est préoccupée par "le développement de [s]on âme" (page 46), autrement dit qu'elle est une humaine typique de son époque, entièrement dévolue à la sédentarité et à l'intellectualité pures et dures (la comparaison de sa chambre hexagonale avec "une alvéole d'abeille", page 15, et de sa ville souterraine avec une "ruche", page 35, signale subtilement que les humains de l'époque sont aussi interchangeables que des insectes) ;

– de Kuno, on saura encore moins de choses, à part sa lucidité, son esprit d'aventure et son désir frustré de paternité (page 52, "Kuno avait récemment demandé à être père, mais sa demande avait été rejeté par le Comité. Il ne correspondait pas au genre d'hommes que la Machine souhaitait perpétuer.")


Ce dramatis personae permet aussi de mettre en évidence les différences (minimes) et ressemblances (étroites) du monde de Forster d'avec le nôtre, qui ne comprend pas (pas encore ?) de villes souterraines ou d'eugénisme institutionnalisé, ni de boutons pour tout recevoir à domicile (quoique, songez aux livraisons express), mais qui est sinon quasi-identique sur le plan des "relations humaines" (page 16).


Convenez-en : nous cherchons bel et bien à impressionner nos "milliers" (page 16) de "correspondants" (page 24) ou d'"amis" (page 25) sur le net (jamais en face à face) par des "idées" (page 23), ou plutôt des formules quasi-publicitaires, exposées par exemple lors de "conférences" vidéos (page 27) voire de chroniques de blog, lol – et nous croyons fermement que tout cela participe à notre "développement" (page 46) personnel (un concept qui ne sert, soit dit en passant, qu'à faire de nous des auto-entrepreneurs de notre bonheur).


Même si nous n'avons pas l'hypocrisie de parler d'âme à propos de nos activités numériques, nous présentons bel et bien, vis-à-vis de la Machine ubiquitaire qui régit nos vies, la même tendance à la vénération que décrit, non sans ironie, Forster : nous n'effectuons peut-être pas de "rituel" (page 26) similaire à celui de Vashti, mais nous avons clairement tendance à juger "impie si ce n'était pas fou" (page 80) l'idée qu'Internet puisse un jour disparaître, nous laissant plus écorchés que nus – car la Machine est une seconde peau plutôt "qu'un habit et rien de plus" (page 92).


Cette soumission de l'espèce humaine à ce qui ne devait être, au départ, qu'un outil (suivant une dialectique voisine de celle décrite par Alain Damasio dans Scarlett & Novak), c'est aussi le signe qu'une vérité fondamentale a été perdue (page 50, où Forster réinterprète une célèbre maxime philosophique) : "les pieds de l'homme sont la mesure de la distance, ses mains la mesure de la propriété, son corps la mesure de tout ce qui est digne d'amour, désirable et fort."


Dit autrement, faute d'éprouver sa petitesse, par exemple face aux étoiles, et mue par la dictature de la commodité, l'espèce humaine s'est laissée allée à l'hubris (page 78) : "l'humanité, dans son désir de confort, avait dépassé ses limites. Elle avait beaucoup trop exploité les richesses de la nature. Avec calme et complaisance, elle sombrait dans la décadence, tandis que le progrès avait fini par signifier le progrès de la Machine."


Forster a beau laisser subsister, à la fin de son texte, une note d'espoir, similaire à celle des Tresses de Léo Henry, il n'en demeure pas moins que La machine s'arrête décrit l'avènement d'une "catastrophe" (page 78), peu ou prou la même que celle vers laquelle nous nous dirigeons à grands pas (Forster évoque même, page 69, la sixième extinction de masse : "quelques fougères et un peu d'herbe peuvent encore survivre, mais toutes les formes de vie supérieure ont péri").


Devant tant d'acuité (dans le fond) et tant de clarté (dans la forme), on ne peut que tomber d'accord avec Pierre Thiesset et voir, dans La Machine s'arrête d'Edward Morgan Forster, "un chef-d'oeuvre de la littérature d'anticipation" (page 6).



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