Love Everlasting 1 de Tom King, Elsa Charretier & Matt Hollingsworth
Il était écrit que Tom King et Elsa Charretier se rencontrent.
Le premier est un scénariste adepte de la déconstruction des genres établis, et tout spécialement du modèle super-héroïque :
– dans Mister Miracle (dessiné par Mitch Gerards), il suggérait que, peut-être, les aventures vécues sur la planète Apokalips par le héros éponyme (alias Scott Free) n'étaient que des hallucinations imaginées pour échapper à la banalité de son existence (banalité dont, par contraste avec les scènes de guerre interplanétaires, Tom King soulignait justement l'intérêt) ;
– dans Supergirl : Woman of Tomorrow (dessiné par Bilquis Evely), en flanquant l'invulnérable cousine de Superman d'une acolyte sortie d'une épopée de fantasy, il adoptait, un peu comme James Tynion IV, le point de vue de Robin sur l'héroïsme, afin de livrer une intéressante réflexion sur la justice et la vengeance, tout en réussissant au passage à humaniser un personnage a priori au-delà de l'humain.
La deuxième est une dessinatrice "au trait épuré à la Paul Dini" (dixit Nathanaël Bouton-Drouard), qu'elle met au service de projets narratifs ambitieux :
– le November de Matt Fraction, qui voyait trois personnages féminins tenter d'échapper à leurs destinées respectives, incarnées par la figure masculine d'un flic corrompu ;
– un épisode du Department of Truth de James Tynion IV, où une sorcière affrontait (verbalement) un moine chargé de la faire taire.
La conjonction de ces deux talents (auxquels il faut ajouter Matt Hollingsworth aux couleurs) ne pouvait qu'engendrer une oeuvre atypique comme Love Everlasting, qui mime (y compris graphiquement) le genre éculé de la romance pour mieux le subvertir de l'intérieur, soulevant au passage des questions sur la pression sociale (notamment l'injonction d'être en couple) ou les doubles contraintes exercées sur les femmes (être belle sans être provocante, par exemple) – voir ce que dit crûment son héroïne, Joan Peterson, page 80 :
"C'est quoi, ça ? C'est quoi, le but ? Je fuis, je suis baisée. Je me bats, je suis baisée. Je me couche avec mon putain de ventre à l'air, je suis baisée ! Etes-vous réel ? Et moi ? Je ne comprends rien à toute cette merde !"
Pour être plus précis, la figure de Joan Peterson ("une jeune femme qui est coincée dans une série de livres de romance" d'après Elsa Charretier elle-même) est une variation sur le thème de la femme fatale traversant les lieux et les époques (voir la Ghost Story de Peter Straub ou Fatale de Ed Brubaker & Sean Phillips), en mode Mickey à travers les siècles si l'on veut (ceci dit, je doute que Tom King connaisse la référence) – simplement, ici, le changement d'histoire se fait sous les balles d'un mystérieux cow-boy plutôt que par un coup sur la tête.
Très habilement, dans ces 5 premiers épisodes, Tom King va tirer toutes les conséquences narratives possibles de pareilles prémisses, découpant les 24 pages dévolues à chaque épisode de façon à chaque fois significative :
– le premier épisode, découpé en 8, 8, 7 et 1 planches ("L'un pour l'autre", "Un dernier baiser", "Combat pour l'amour !" et "Malade d'amour !") est celui de la prise de conscience par Joan de sa (triste) condition, quand des souvenirs de ses histoires précédentes lui reviennent peu à peu en mémoire ;
– le deuxième épisode ("La chasse à l'amour !"), découpé en 3 chapitres de 8 planches, décrit sa première réaction (violente) pour échapper à la malédiction qui semble être la sienne ;
– en changeant de narratrice (Joan Anderson plutôt que Joan Peterson)) dans le premier et dernier chapitre, le troisième épisode ("En retard pour l'amour !", divisé lui aussi en 3 fois 8 planches) répond me semble-t-il à une question que le lecteur ou la lectrice ne peut manquer de se poser à ce stade du récit (est-il possible que plusieurs versions de Joan cohabitent dans une même strate temporelle ?), tout en nous montrant que l'approche douce est tout autant vouée à l'échec que l'approche violente ;
– le quatrième épisode tempère (sur 23 planches, "Rien d'autre que l'amour") la malédiction de Joan, en décrivant en contrepoint une situation objectivement bien pire, celle d'un soldat qu'elle revoit tous les quatre planches avec, à chaque fois, un ami de moins, jusqu'à ce qu'elle se décide, dans les 3 dernières planches, à lui offrir une forme de salut, symbolisé par la transition dans une nouvelle histoire, "Déchirée par l'amour" ;
– dans le cinquième épisode, Joan se retrouve pour une fois dans un endroit inhabituel, une histoire sans titre, où elle rencontre (pendant 23 planches et sur deux espaces-temps différents) une femme, Penny Page, censée l'aider à se sortir de sa situation délicate (dans laquelle elle replonge bien sûr dans la dernière planche, "Piégés par l'amour !").
Cette dernière figure, appointée par la mystérieuse mère qui a condamné Joan à son triste sort, c'est évidemment, outre une caricature de conseillère conjugale (et au-delà, de tous les chantres du développement personnel dénoncés par Eva Illouz & Edgar Cabanas dans Happycratie), l'incarnation de cette pression sociale que je mentionnais plus haut – voir sa réflexion page 126 (qui devrait être en fait la page 124, la numérotation du comics étant ressortie perturbée du quatrième épisode, c'est compréhensible) :
"Trouvons comment vous amener là où vous devez être. Tout ça, c'est pour votre bonheur. Voilà ce qu'est la romance. Vous ne voulez pas être heureuse ?"
On le voit, Love Everlasting commence fort, comme un All You Need Is Kill centré sur l'amour plutôt que sur la guerre, avec en prime une description acerbe de ce romantisme facile qui est à la fois l'allié et l'ennemi du patriarcat d'après Janice Radway ; tout ce qu'on espère, c'est que le tome 2, à sortir bientôt, poursuivra sur cette lancée, tout en éclaircissant un peu le mystère entourant la condition de Joan...
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