Isolation de Greg Egan
Métapolar
A quoi reconnaît-on un classique de la science-fiction ? A ce qu'il n'a pas vieilli d'un iota plus de trente ans après sa première publication ? A ce qu'il a amorcé un tournant décisif dans l'histoire du genre, synthétisant l'oeuvre de ses prédécesseurs (Dick, Gibson, Lem, voire le King de Dead Zone) tout en suscitant bon nombre d'épigones ?
Ce deux critères suffiraient à eux seuls à rendre indispensable Isolation de Greg Egan (ouvrage lu en service de presse, dans la réédition du Bélial'), roman par lequel "un enfant du cyberpunk" (comme l'a qualifié avec raison Feyd Rautha, nous le verrons) scellait l'alliance (pas si improbable que ça) entre polar et hard science.
Le trait structurel le plus frappant d'Isolation (repéré aussi bien par Apophis que Bruno Para), c'est justement cette (apparente) dichotomie entre l'intrigue policière de la première partie (chapitres 1 à 4, soit un tiers du livre) et l'intrigue scientifique de la deuxième (chapitres 5 à 13, soit deux tiers du livre, même si l'explication scientifique proprement dite n'intervient que dans le chapitre central, le 7) – je dis "apparente", parce que bien sûr cette dichotomie est aussi trompeuse que celle entre onde et particule, nous le verrons.
Malgré de multiples clins d'oeil au genre noir ("la figure archétypale du détective privé, paumé après la mort de sa femme", dixit Bruno Para, et son nom, Nick Stavrianos, semblable à celui du Nick Charles de Dashiell Hammet ; le nom de la personne recherchée, Laura Andrews, combinant celui de l'acteur Dana Andrews et du personnage sur lequel il enquête dans le film Laura d'Otto Preminger), Isolation relève du thriller métaphysique, ou métapolar (dans la lignée de William Gibson, lui-même inspiré par Thomas Pynchon).
Sur les 6 caractéristiques du genre, listées dans ma chronique d'Un château sous la mer (qui fonctionne sur le même principe générique qu'Isolation), 4 me semblent particulièrement prégnantes ici : le détective vaincu, l'absence de clôture de l'enquête, le monde comme labyrinthe, et la personne disparue comme symbole de l'identité perdue.
Les 2 premières sont faciles à voir : même si Nick trouve Laura (via data mining, intéressante actualisation de la procédure policière classique par Greg Egan) dès le chapitre 3, dans le chapitre 5 il fait savoir à son client, dont nous ignorerons toujours l'identité, qu'il a "abandonné l'affaire pour raisons de santé" (page 113) – je tairai comme Apophis la raison réelle de cet abandon, pour ne pas trop déflorer l'intrigue.
Le motif du labyrinthe est, lui, introduit dès la page 17, quand Nick rencontre la doctoresse qui gardait Laura :
"Ici, pas de blouses blanches ; sa robe porte un motif enchevêtré à la Escher, fait d'une imbrication de fleurs et d'oiseaux. Elle me guide jusqu'à son bureau, par une porte marquée RESERVE AU PERSONNEL et suivie d'un étroit labyrinthe de couloirs."
(Notez au passage la référence à Escher, qu'un Tom Sweterlitsch fera lui aussi dans son thriller quantique, Terminus.)
Symptomatiquement, Nick devra également traverser une "zone labyrinthique" (page 81) pour découvrir Laura, qui est enfermée dans une pièce aux murs "concentriques" (page 89) : à l'évidence, ce thème du labyrinthe reflète la désorientation du protagoniste, "homme intelligent pris dans une situation qui semble se développer de façon logique" tout en étant "complètement bizarre", exactement comme dans un roman de Kafka ou de Lem (d'après Kathleen Ann Goonan, nous verrons plus loin que la référence à Lem est aussi pertinente pour une autre raison).
Au coeur de ce labyrinthe se tient donc Laura, la personne disparue, qui semble a première vue n'avoir que fort peu de parenté avec Nick (elle semble intellectuellement diminuée là où le détective est, lui, mentalement optimisé pour la traque à l'aide de mods neuraux, j'y reviendrai) ; mais le chapitre 11 révélera une parenté insoupçonnée entre eux, que je tairai là encore.
Oui, j'ai bien dit "chapitre 11" : le vertige identitaire caractéristique du métapolar (mais aussi, bien sûr, de la SF dickienne, voir le "je suis vivant et ils sont morts" de la page 269 ou la chronique de Feyd Rautha) se développe essentiellement dans la deuxième partie d'Isolation, celle qui semble pourtant abandonner l'intrigue policière – encore que Nick s'y retrouve pris dans une "conspiration absurde" (page 252) digne de "mauvais films d'espionnage" (page 221).
Semblablement, les archétypes science-fictifs que les personnages vont incarner sont déjà en germe dans la première partie, conférant ainsi une réelle unité à Isolation, nous allons le voir.
Technologiade
J'ai déjà évoqué, à propos notamment de L'Affaire Crystal Singer, ce qu'Istvan Csicsery-Ronay (dans son indispensable essai The Seven Beauties of Science Fiction, hélas non traduit en français) considère comme l'intrigue canonique de la science-fiction, la technologiade : un Homme Habile, en concurrence avec un Mage Obscur, exploite un Corps Fertile à l'aide d'un Texte-Outil et d'un Esclave Volontaire, pendant que sa Femme au Foyer attend patiemment son retour.
Dans la lignée du cyberpunk, Greg Egan va imprimer une très intéressante inflexion à ce schéma, que j'analyserai en taisant, là encore pour ne pas trop déflorer l'intrigue, la nature du Corps Fertile (d'ordinaire une planète, dans un space opera, ou le cyberspace, chez Gibson, mais ici quelque chose d'à la fois beaucoup plus abstrait et terriblement concret).
Le Mage Obscur, le personnage qui a une maîtrise non technologique, quasi magique, du Corps Fertile, c'est évidemment Laura (avatar me semble-t-il du John Smith de Dead Zone), qui va plus servir de contrepoint que d'antagoniste à l'Habile Homme (première innovation, même si un autre personnage d'opposant fera plus tard son apparition) – c'est visible dans le chapitre 11 dont j'ai déjà parlé.
Le Texte-Outil, qui confère à l'Habile Homme son pouvoir sur le Corps Fertile, c'est évidemment le mod neural Ensemble (j'y reviendrai dans la troisième partie de cette chronique, consacrée au triple novum d'Isolation) – une "technologie capable de saper la nature de la réalité" (page 269, je reviendrai là aussi sur le risque inhérent à l'outil).
Particularité héritée du cyberpunk (la Molly Million de Gibson), l'Habile Homme est ici (du moins au début) une femme, Chung Po-kwai, dont Nick n'est que l'assistant, le Serf Volontaire donc – un rôle que tout, dans la première partie, le poussait à endosser (dit autrement, la deuxième partie d'Isolation ne fait que mettre en lumière l'aliénation constitutive du personnage).
Voyez plutôt : à cause de ses mods neuraux, la femme de Nick l'appelait "le boy-scout zombi" (page 72) ; par ailleurs, Nick aime la musique d'Angela Renfield (page 36), or l'assistant de Dracula est, comme le zombie, une version gothique de l'archétype du Serf Volontaire.
Comme le montre le fait que la Femme au Foyer, le mode neural Karen, reconstitution virtuelle d'une femme morte (peu ou prou comme dans le Solaris de Lem, auquel les pages 141-142 font fortement penser), est associé à Nick plutôt qu'à Chung Po-kwai, les rôles de maître et d'esclave (pour le dire vite) vont progressivement s'inverser, Nick finissant par acquérir les compétences de Chung Po-kwai au terme d'un processus dialectique similaire à celui décrit par Hegel – comme l'a remarqué avant moi Feyd Rautha, un des grands thèmes d'Isolation est le libre arbitre.
Notez au passage que ce statut fondamentalement aliéné du personnage de Nick suffit seul à expliquer le ressenti de beaucoup de lecteurs, notamment Apophis, de n'être pas face à "un perso de compétition en terme de caractérisation" (ce qui se discute évidemment, Nick a tout de même un passé).
En fait, exactement comme chez Kafka, Nick va beaucoup plus être caractérisé par ses hésitations à prendre telle ou telle décision, et Isolation, par un recours massif à ce que la rhétorique appelait le genre délibératif (ici page 284, avec sans doute un clin d'oeil à Dick autant qu'à Einstein) :
"Lancer les dés pour trouver un détraqué ? Pourquoi ne pas consulter l'horoscope de Ho ? Pourquoi ne pas consulter ce foutu Yi King ?"
Novums
Identité(s), libre arbitre : on l'a vu, Greg Egan mérite déjà largement le titre de "plus philosophe des auteurs de science-fiction" que lui a octroyé Gilbert Hottois ; l'examen sommaire des trois principaux novums au coeur d'Isolation va, me semble-t-il, confirmer ce point.
La science-fiction classique se contente généralement d'un seul novum, un seul postulat de départ dont elle exposera tous les tenants et aboutissants ; la science-fiction promue par Dick ou Gibson, elle, arbore souvent plusieurs novums distincts, au motif qu'une nouveauté technologique n'arrive jamais seule, donc qu'un monde futur est nécessairement pluriel, scientifiquement parlant (voir le deuxième chapitre de The Seven Beauties of Science-Fiction d'Istvan Csicsery-Ronay pour plus de précisions sur le sujet).
Le novum multiple est bien sûr la voie choisie par Greg Egan ; Isolation en comporte au moins trois, liés par des relations qui apparaîtront peu à peu :
– le premier novum, celui qui donne son titre au livre (Isolation en français, Quarantine en version originale), c'est "la Bulle" (page 29), une barrière invisible surgie le 15/11/2034 "pour isoler le Système solaire du reste de l'Univers" (page 31), qui ne semble au début qu'un arrière-plan dans l'espace et le temps (2067-2068) de Nick, avant de passer au premier plan dans la deuxième moitié du livre ;
– le deuxième novum, ce sont les mod neuraux, à savoir des nanogiciels qu'on s'injecte, via inspiration d'un "protozoaire" (page 197), afin de changer le fonctionnement ordinaire de son cerveau (on est donc tout à la fois dans du nanopunk, comme l'explique Apophis, mais aussi dans du biopunk, exactement comme dans le récent Sweet Harmony) ;
– le troisième novum, c'est que j'ai appelé, dans ma chronique sur Les Sentiers de Recouvrance, un novum caché, autrement dit un novum surgissant tardivement dans un roman, alors qu'il en a fait conditionné tout le développement de son intrigue (dans le cas présent, il unit les deux premiers novums, en ce qu'il explique le premier et a besoin du deuxième pour être pleinement opérationnel, et former le Texte-Outil dont je parlais précédemment).
De ce dernier novum, le liant d'Isolation, je ne dirai rien de plus, là encore pour ne pas déflorer l'intrigue (ceux et celles qui ne craignent pas le spoil peuvent lire ce que Greg Egan lui-même en dit sur son site) ; je me contenterai de dire qu'il débouche sur une vision singulière de l'être humain, comme vecteur d'une "sorte de nécrose cosmique" (page 158) – une vision où gît sans doute toute l'interrogation philosophique d'Isolation.
Apophis compare cette vision à celle de Lovecraft, et c'est en effet éclairant ; pour le résumer sommairement, toujours sans trop déflorer l'intrigue :
– chez Egan, l'humain est plus puissant qu'il le croit, mais l'ignore (à part Nick et Chung Po-kwai) ;
– chez Lovecraft, l'humain est moins puissant qu'il ne le croit, mais l'ignore (à part les quelques scientifiques qui ont eu un aperçu de l'omnipotence de Chtulhu au détour de leurs pérégrinations).
Apophis en tire la conclusion, selon moi discutable, qu'Egan est l'anti-Lovecraft ; il me semble plutôt que les deux auteurs, avec des moyens différents, parviennent à la même fin (typique de la science-fiction moderne d'après moi, voir ma chronique sur Eight Billion Genies), à savoir la critique de l'hubris consubstantielle à l'homme (et un appel à connaître ses limites) :
– chez Lovecraft, c'est en rappelant que l'homme n'est au fond rien (comparé aux puissances cosmiques) ;
– chez Egan, c'est en mettant en avant son potentiel de nuisance inconsidéré (un thème terriblement d'actualité à l'heure de la sixième extinction de masse).
Plutôt que comme du "transhumanisme de combat" (comme l'écrit Apophis), ou comme une glorification sans nuances de l'homme augmenté, je vois donc Isolation comme une réflexion éthique sur les conséquences possibles des évolutions technologique ; comme le dit Gilbert Hottois parlant de Greg Egan :
"Cette philosophie privilégie la culture technoscientifique, sa méthode et son éthique propres. Mais elle n'est pas scientiste ni technocratique : elle tient compte de valeurs éthiques (justice, responsabilité, solidarité, compassion, liberté, diversité...) qui ne découlent pas du seul respect de la méthode scientifique."
Quelle que soit l'interprétation qu'on retienne (et peut-être, dirait Kundera, en raison du fait même que plusieurs interprétations sont possibles, le roman étant un genre fondamentalement ambigu), Isolation est clairement, comme l'écrit Gromovar, "un énorme chef d'oeuvre en même tant qu'un excellent thriller".
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