Vivre dans le feu d'Antoine Volodine
Avec Vivre dans le feu (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), Antoine Volodine fait une fois de plus (la dernière sous cet hétéronyme, même si la saga post-exotique comptera encore deux livres supplémentaires) la preuve de sa capacité à distiller des ambiances oniriques, sans renoncer pour autant à parler (quoique indirectement) de notre "civilisation malade, en phase terminale" (page 149).
Rien que le titre est significatif : quoique Pierre Benetti (sur En attendant Nadeau) ait pu voir, dans ce motif de la vie dans les flammes, une allégorie de la "vie dans les histoires" (ce qui n'est pas sans pertinence, voir la fin de ma chronique), je ne peux pour ma part m'empêcher de penser combien cette existence (digne du phénix, même si Volodine s'en défend) est appropriée à notre époque, qui voit la planète brûler dans l'indifférence générale (cela semble d'autant plus pertinent que Volodine est plutôt porté, d'ordinaire, sur les ambiances pluvieuses, voir notamment son précédent opus, Les Filles de Monroe).
Ceci dit, Antoine Volodine va plutôt aborder en creux ce thème de notre devenir collectif en tant qu'espèce, autrement dit dans les marges de son histoire, qui se présente d'entrée (page 9) comme "un petit roman hurlé en accéléré, à toute vitesse" par un soldat à l'agonie (Sam, le narrateur) dans la seconde suivant (page 7) un "épandage de napalm" (allusion évidente à la guerre du Vietnam, ce que confirme d'ailleurs Volodine ; de même, le "sniper" de la page 139 m'évoque le siège de Sarajevo : Volodine reste fidèle à son habituelle indifférenciation spatio-temporelle, tout en saisissant l'esprit de son époque).
Cette structure renvoie tout autant au "Miracle secret" de Borgès (les douze chapitres qui suivent le premier chapitre de présentation sont ceux composés par Sam dans cette seconde miraculeuse, étirée le temps d'une vie) qu'aux narrats Des anges mineurs, qui étaient déjà censés être des récits (en miroir) énoncés par le personnage de Will Scheidmann avant son exécution.
Simplement, ici, il n'y a pas de narrats se répondant de part et d'autre d'un axe central, mais douze fragments de la vie imaginaire de Sam, présentés à la suite du chapitre introductif sans se soucier de "l'ordre chronologique" (page 97), mais sans jamais perdre le lecteur ou la lectrice (comme l'a d'ailleurs remarqué Colette Lallement-Duchoze), en raison de la cohérence des associations d'idées (par exemple, le "puisque j'en suis à parler de tante Sogone", ouvrant le chapitre "Chov mokrun alnaoblag", toujours page 97) :
"Les anecdotes concernant ma vie se bousculent dans ma mémoire, je les prends quand elles viennent et comme elles viennent, sans me donner le souci de les trier et de les recomposer. Quelle importance ?"
Cette façon (théorisée par les formalistes russes) de superposer "un réseau de liaisons intemporelles sur la chaîne temporelle de l'histoire" (suivant l'expression de Wolf Schmid dans le Living Handbook of Narratology, je traduis), Antoine Volodine l'hérite du "roman en vrac" de Boris Pilniak (suivant l'expression de Georges Nivat, reprise par Oxana Khlopina), donc de ses inspirateurs, Alexeï Remizov et Andreï Biely, et à travers eux du symbolisme français (Marcel Schwob en tête).
Vivre dans le feu pratique bel et bien en effet ce qu'Emilie Yaouanq nomme "la fragmentation de l'anecdote par le culte de l'instant" (et Christian Salmon, sur AOC, la "cristallisation de l'instant"), en extrayant de la vie imaginaire de Sam les 12 périodes les plus propices à s'incruster dans nos têtes, 12 chapitres au fond analogues aux "douze récipients" de "l'ensemble carcéral" dans lequel tante Yoanna stocke ses "homoncules" (page 40) – et c'est loin d'être la première mise en abyme du roman, j'y reviendrai.
Ce brouillage temporel, cette "élasticité variable de la durée" (page 51), est renforcé par l'impossibilité dans laquelle se trouve Sam, tout au long de sa vie imaginaire (pages 13, 30, 51, 79, 158) de définir précisément son "âge" ; nous apprendrons même (page 82) que, tel un vampire, il a survécu "pendant des siècles dans des sous-sols hermétiques, sous la surveillance de moinesses" après la fin de la civilisation.
Le monde imaginaire où nous invite Sam est en effet un univers post-apocalyptique, qui pourrait être le nôtre après la fin de l'exploitation des combustibles fossiles et des terres rares, et les nécessaires reconfigurations géopolitiques qui pourraient s'ensuivre (par exemple, suivant la page 101, l'arabe est devenu une langue morte), voir les remarques suivantes, faites en passant par Sam :
– "Il avait fallu des décennies pour que s'éteigne la civilisation automobile et, après cela, deux ou trois générations pour débarrasser les rues de la présence enlaidissante des carcasses inutiles" (page 69) ;
– "ce qui était sûr, c'est que depuis la fin de la dernière guerre les inscriptions sur des bâtiments étaient rarissimes. Les caractères omniprésents avaient été effacés par la pluie depuis les siècles de la Grande misère" (page 110).
Comme Des ange mineurs d'après Pierre Lesquelen, Vivre dans le feu est donc, comme je le suggérais en introduction, "un miroir déformant qui nous renverrait aux conséquences désastreuses du système capitaliste", ce qui inclut autant la gestion calamiteuse des ressources naturelles que le sexisme : symptomatiquement, dans le nouveau monde décrit par Sam, c'est une assemblée de femmes qui va décider (page 98) de son "destin" au sein du clan (de même, tante Yoanna peut infléchir le cours de la vie des 11 homme dont elle détient un homoncule, voir ce qui arrive à l'affreux grand-père Bödgröm, archétype du mâle alpha).
Tout comme il recourt (à la manière de l'Emilie Querbalec des Sentiers de recouvrance) à une conception plus orientale qu'occidentale de la temporalité (car tabulaire plus que linéaire), Antoine Volodine convoque donc ouvertement la figure asiatique de la "reine des steppes" (page 21), qui a longtemps servi de repoussoir à l'Occident pour construire son patriarcat (significativement, 9 des 13 titres de chapitre du roman contiennent un prénom féminin, contre 1 seulement, un masculin, promis du reste à un triste sort).
Autre "orientalisme", la façon dont Antoine Volodine suscite, notamment dans l'hallucinant chapitre "Chov mokrun alnaobag" (le plus long du roman, avec ses 35 pages), d'inoubliables images oniriques en perpétuel changement ; exactement comme Toyen d'après Annie Le Brun, Volodine "nous apprend à voir que les choses existent bien au-delà de ce qu'elles paraissent, et que les êtres vivent dans l'espace de leur possibilité de métamorphose. Cet espace intermédiaire, que l'on a, en Occident, la triste habitude de compter pour rien, est au fond le lieu où tout se joue."
Volodine valoriserait donc le feu, cet élément emblématique de notre triste époque, précisément pour sa façon de perdurer en changeant continuellement (comme les histoires), nous offrant ainsi un (nécessaire) exemple de résilience ; cette leçon silencieuse, ce "murmure venu du fond du brasier" (page 17) que Sam entend dans un cahier d'instructions, c'est aussi celui que nous entendons en lisant le roman (les deux ouvrages portent d'ailleurs le même titre, c'est une des mises en abyme que j'évoquais plus haut).
Quel que soit le sens qu'on lui donne, Vivre dans le feu interroge à coup sûr notre humaine condition, grâce à la force de ses images ; et cela seul suffirait à en faire un roman essentiel de cette rentrée d'hiver 2024.
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