mardi 6 avril 2021

Laisser la nuit descendre

Minuit en mon silence de Pierre Cendors


Une chronique de Hugues, de la librairie Charybde, m'a donné envie de me plonger dans l'oeuvre de Pierre Cendors, en commençant, comme je le fais souvent, par un texte court, Minuit en mon silence, qui présente de surcroît l'intérêt de constituer une manière de manifeste poétique (en sus d'être beau à en crever).


Comme L'Amour fou d'André Breton, dont j'ai récemment parlé, cette lettera amorosa d'un officier allemand, Werner Heller, à la femme de sa vie ne se borne pas à la dissection du sentiment amoureux, mais fait de celui-ci l'emblème d'une vision du monde bien plus vaste, qui le dépasse au point, parfois, de le nier, j'y reviendrai. (Au passage, notez le clin d'oeil à René Char, ainsi qu'au genre de l'héroïde, même si la lettre n'est pas ici versifiée.)


Le problème central qui préoccupe Pierre Cendors dans ce texte bref mais intense est de savoir comment il est possible de se connaître soi-même : à première vue, "ce que nous sommes demeure inconnaissable" (IV & IX), mais il est néanmoins possible de s'atteindre, par la médiation d'une femme (l'Else à qui s'adresse la lettre) ou d'un ami (le soldat surnommé Orphée) – une médiation qui s'accomplit paradoxalement par l'absence de l'une et le silence de l'autre.


Ainsi s'explique le titre du livre, "minuit en mon silence", qui est aussi l'heure où est arrêté le cœur d'Orphée (XIII). Dans cette vision des choses, ce qui importe n'est pas, comme chez André Breton, l'accomplissement de la relation amoureuse ou amicale, au contraire : c'est, comme dans Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, à qui le texte est dédié, la tension qu'elle fait naître en nous, pour nous pousser à désirer cette "autre vie en dormance" (XIV), cette déesse qui dort en chacun de nous, Orphia, et qui est notre véritable visage, "le secret pays de chacun" (XVIII) - ou la Nature telle que la voient Novalis dans Les Disciples à Saïs et Sabrina Calvo dans Sous la colline.


C'est exactement le même mécanisme qui permet à un écrivain (notamment de SF) de comprendre le réel, par la médiation d'un imaginaire qui en fait disparaître les aspects superflus, au profit de son sens profond : "la poésie, madame, c'est désimaginer le monde tel qu'on nous le vend" (XV, avec un travail sonore sur les bilabiales, P, B, M, et sur les dentales, T, D, N), et c'est aussi "penser en dehors de la pensée" (IV).


Ce résumé rapide (et forcément grossier) ne rend qu'imparfaitement justice à la force de ce petit texte, qui réussit, par un impressionnant travail sonore, déjà évoqué, et un non moins impressionnant travail sur les comparaisons et les métaphores, à faire exister son personnage central en ses plus intimes mouvements, alors même qu'il ne décrit pratiquement rien – qu'il fait, littéralement, la nuit dans les mots, pour mieux les laisser exister indépendamment du monde.


Ainsi, à peine entamée, la description d'Else (I) se dissout en des notations abstraites, qui demeurent pourtant concrètes grâce à un insistant travail sonore (sur pratiquement tous les sons consonantiques) : "une chute de longs cheveux, enroulée à la nuque, vous descendait noirement sur la poitrine. Vous aviez une taille mince, une expression de spacieuse élégance, cet air fatal des beautés qui se taisent, je ne sais quelle douceur lointaine, de réserve, de grâce, qui rend grave comme devant des choses profondes." (Notez au passage ce "noirement", qui comme "étance" et "vénusté" en II, "entomber" en III ou "ensauvager" en IV, vient tout droit du Littré.)


Ailleurs (VII), pour rendre plus sensible la nécessité d'une distance, créatrice de tension, entre soi et la femme aimée, le texte tourne au poème pur et simple, avec une succession de 4 octosyllabes classiques, les 2 derniers rimant même entre eux (le découpage est de mon cru ; notez aussi la métaphore végétale) :

"un certain règne de l'espace

est mieux à même de hausser,

jusqu'à sa cime la plus fine,

l'efflorescence de l'intime."


Je pourrais multiplier les exemples à l'infini, parce que ce petit texte poétique est de ceux dont a envie de citer pratiquement chaque ligne, mais comme le jour où je publie cette chronique est aussi celui de la première Journée internationale de l'Asexualité, je me bornerai à une dernière citation, qui fait écho aussi bien à l'une des meilleures chansons de Léo Ferré qu'aux préoccupations intimes de milliers d'hommes et de femmes : « je viens d'une solitude dont, à leur insu, ils franchissent chaque jour la frontière d'un sourire et en me serrant la main » (V, avec là encore un travail sonore, ici sur les labio-dentales, F,V, et les sifflantes, S, Z).


Après cela, je laisserai le silence se faire et la nuit descendre, parce que le silence et la nuit qui viennent après un texte de Pierre Cendors, ce sont encore, visiblement, du Pierre Cendors.



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