Elliott du Néant de Sabrina Calvo
Un roman dont le "surprenant boss potentiel de la dernière pièce" (dixit Hugues de Charybde) est une personnalité littéraire baptisée Stéphane M, régnant sur le Néant ? Ne voyez là nulle allusion à une actualité brûlante, il s'agit tout simplement du premier volet (2012) de la trilogie des murs de Sabrina Calvo, sur lequel plane aussi bien l'ombre de Stéphane Mallarmé que de Lewis Carroll (comme l'a fort bien remarqué la Librairie Fantastique).
Si ce roman brillant a indéniablement un aspect "prémonitoire" dans le travail de Sabrina Calvo (au moins autant que la nouvelle "Effondrement des colonies" dans le Jardin schizologique), c'est surtout en ce qu'il délimite le territoire qu'explorera l'autrice dans sa trilogie ; on y retrouve donc, comme dans Sous la colline et Toxoplasma :
– un personnage engagé tout à la fois dans une "enquête" (page 78), une "quête" (pages 205, 244 ou 295), et un "voyage" intérieur (page 236), soit une trajectoire tournant vite au cosmique, pour laquelle il mobilisera des connaissances plus mythologiques que scientifiques (ici, Bracken ; plus tard, Colline ou Nikki ; autant de "marginaux sensibles au merveilleux, à l'impossible et capables de transcendance", dixit Nicolas Winter) ;
– son "double", qui entreprendra peu ou prou la même quête que lui, mais avec des moyens technologiques, et souvent des résultats moins probants (ici, Bram ; plus tard, Toufik ou Kim et Mei), suivant le modèle du Neuromancien de William Gibson (ici évoqué page 13 par le début de phrase "Le ciel noir noir noir au-dessus du port") ;
– un décor moderniste (ici, l'école d'Hamarinn ; plus tard, le Corbu ou le Montréal des années 80) qui dissimule en son sein une faille vers un autre monde, sur le modèle aussi bien des espaces courbes de Howard Phillips Lovecraft que du terrier de Lewis Carroll ;
– un bestiaire improbable et néanmoins parfaitement fonctionnel (ici, deux tortues, un morse et un macareux, empruntés eux aussi à Lewis Carroll ; plus tard, des Castors Juniors ou des ouaouarons, pour le dire vite).
On le voit, l'opposition centrale qui sous-tend ce roman (et les deux suivants), c'est celle entre "pensée archaïque" (page 231) et "pensée scientifique" (page 232), ou entre "panthéisme" et "modernisme" (page 17).
Je le disais déjà à propos de Monstrueuse féerie (un roman qui ressemble aussi à Elliott du Néant par la place qu'il fait aux savoirs différents, incarnés par des êtres en marge de la société) : l'irruption du mythique dans le moderne, et le défi cognitif qui en découle, c'est, pour le critique Geoffrey Galt Harpham, le fondement même du grotesque (qui n'est pas forcément risible, au contraire, dans cette conception).
De fait, l'oeuvre de Sabrina Calvo semble bien s'inscrire dans cette tradition de "grotesque science-fictionnel" que décrit Istvan Csicsery-Ronay dans un article passionnant (par opposition au sublime, l'autre déclinaison selon lui du fameux sense of wonder) : sans remonter jusqu'à Herbert George Wells, "la mutabilité de l'humain" chère au cyberpunk est bien un des thèmes majeurs de la trilogie des murs (qu'Eva D. Serves voit d'ailleurs justement comme "un parcours de transition vers le soi").
Comme l'explique de son côté Schuy R. Weishaar dans son ouvrage sur les maîtres du grotesque filmique, l'usage de doubles (les paires d'enquêteurs évoqués plus haut) ou d'abhumains, c'est-à-dire de formes de vie non-humaines imitant l'humain (le bestiaire également évoqué plus haut), est également caractéristique de ce grotesque mythique.
De même, le dédoublement de la narration utilisé par Sabrina Calvo dans "Tohu wa-bohu", la troisième partie d'Elliott du Néant (l'alternance entre le séjour au Néant, et le retour au monde réel qui le suit) conduit à rendre problématique l'idée même de centre du roman (l'événement crucial qui a pris part quelque part entre la deuxième et la troisième partie voit sa narration indéfiniment différée) – un mécanisme récurrent dans le grotesque post-moderne (voir par exemple Saccage de Quentin Leclerc,qui décentre lui sa narration par la polyphonie).
Enfin, la volonté de "retrouver le tout primordial" (page 104) qui est celle d'Elliott, mais aussi le destin de Bracken, appelé à voir s'effacer les limites entre lui et le monde, cela rappelle le premier grotesque, médiéval, décrit par Mikhail Bakhtine à propos de Rabelais : un grotesque qui, dans le roman individualiste moderne, ne va pas sans une certaine part de terreur (l'individu voyant son moi nié par le cosmos).
Cette ligne entre soi et le monde sera d'ailleurs explicitement convoquée dans le roman, sous la forme de ces traits, cette "ligne claire" (page 183), que Bracken, ancien professeur de dessin, se mettra à percevoir dans le réel, devenu pour lui une gigantesque bande dessinée (ce n'est certes pas un hasard si Eva D. Serves parle à propos de Sabrina Calvo de "l'art d'écrire entre les cases").
Ici, l'on rejoint la problématique chère à un autre grand brouilleur de frontières, Satoshi Kon (je pense à son manga Opus, préfiguration de toute son oeuvre filmique, mais aussi, bien sûr, à Paprika, autre démonstration magistrale de grotesque science-fictif), mais aussi le nonsense de Fred (la page 224 fait explicitement allusion à Philémon, en parlant de "marcher sur les lettres des pays figurant sur une carte").
Elliot du Néant se révèle ainsi, en dernier ressort, comme un ouvrage sur la création, vu comme un "jeu improvisé, sauvage", mais aussi et surtout "un état de grâce, où tout est possible, où toutes les contradictions se résolvent dans la joie de l'imaginaire" (page 226, avec une allusion ce coup-ci aux théories de Roger Caillois).
Pour rendre ainsi hommage à l'art sous toutes ses formes, le style de Sabrina Calvo, et "ses sonorités très particulières, pleine de couleurs" (dixit Nicolas Winter), est parfaitement approprié, la preuve : "je creuse un sillon dans l'eau épaisse, sombre, insondable, où mes rêves prennent substance, ici dans l'imagination matérielle" (page 204, avec une énième allusion à Lewis Carroll et un travail sonore sur, notamment, les consonnes sifflantes, S, Z).
Un roman indispensable donc, ou comme le dit fort bien Hugues : "une magnifique et déroutante prouesse, crépusculaire et poignante".
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