mercredi 15 décembre 2021

Quel monde est donc le nôtre ?

Rork 1/2 & 2/2 & Capricorne 1/4, 2/4, 3/4 & 4/4 d'Andreas


"Quel monde est donc le nôtre, que, dès que le réel le touche, il saigne et agonise ?!" demande Rork vers la fin de ses aventures (tome 2/2 de l'intégrale, page 229) ; et que sont Rork et Capricorne, sinon les deux piliers d'une cathédrale quasiment sans égale dans le monde de la bande dessinée, que ce soit par l'ampleur de son architecture, par la minutie de ses vitraux ou par la profondeur des questions que sa contemplation fait naître ?


Crossover


Rork et Capricorne, ce sont d'abord deux séries entrelacées, à une échelle que seules, peut-être, les Clamp retrouveront, avec Tsubasa Reservoir Chronicle et xxxHolic (oui, le manga à l'origine du nom de ce blog).


Concrètement parlant, l'articulation se fait suivant trois modalités différentes :

– l'épisode 3 de Capricorne nous présente, sous un autre angle (pages 156-157 du tome 1/4), la même scène qui voit Rork recueillir Low Valley (pages 104-106 du tome 1/2), la jeune femme qui est, avec la ville de New York, le seul vrai point commun des 2 personnages ;

– les épisodes 5, 6, 7 qui concluent Rork s'intercalent entre les épisodes 4 et 5 de Capricorne, au point qu'on pourrait hâtivement penser que seul le premier cycle de Capricorne (tome 1/4), celui qu'on pourrait appeler le cycle du Dispositif, subit l'influence de Rork ;

– de nombreux phénomènes observés par Rork trouveront leur prolongement dans les aventures de Capricorne, notamment le vaisseau spatial examiné par Rork dans l'épisode 6 (c'est de là que le Passager tirera toute ses inventions) et les 4 cavaliers de l'Apocalypse engendrés dans l'épisode 7 (ils réapparaîtront notamment dans les épisodes 7, 13 et 17 de Capricorne) ;


Bien sûr, ce sont dans les cycles les plus ouvertement "pulp" de Capricorne, à savoir le premier (celui que j'appelle "cycle du Dispositif", épisodes 1 à 5, tome 1/4) et le dernier (celui que j'appellerai volontiers "cycle du Passager", épisodes 15 à 20, tome 4/4) que l'interaction avec Rork est la plus prégnante ; mais les deux autres cycles de Capricorne ne sont pas en reste.


En fait, on peut même voir le cycle du retour tout entier (épisodes 10 à 14, tome 3/4) comme un équivalent exact, à plus grande échelle, de l'épisode 6 de Rork, "Descente", au cours duquel le personnage, en descendant dans les entrailles d'un vaisseau spatial, va surtout se retrouver lui-même ; Capricorne, lui, aura besoin de vivre des drames intimistes à la Comès pour se réapproprier son destin (le grand mot est lâché, voir la dernière section de cette chronique).


Evidemment, déployé sur 5 albums, cet effet de rupture dans la trame "pulp" de la narration est encore plus sensible que celui qu'y introduisait, à sa manière, le cycle du Concept (épisodes 6 à 9, tome 2/4) : même si Capricorne y retrouvait son vieil adversaire, Mordor Gott, et si les aventures périlleuses étaient de mise, l'aspect ouvertement totalitaire du Concept venait fort opportunément rappeler le sens profond de l'édifice bâti par Andreas : une méditation sur la destinée de l'homme, pour le dire vite (voir, là encore, la dernière section de cette chronique).


Déroutante, l'oeuvre d'Andreas l'est assurément, mais elle est aussi terriblement excitante, grâce entre autres à sa virtuosité graphique.


Fireworks


Si l'oeuvre d'Andreas est aussi marquante dans l'histoire de la bande dessinée, c'est sans doute également en raison de la révolution graphique qu'il y introduit, notamment sur le plan du découpage.


Sous l'influence notamment du comics des années 70 et 80 (le Frank Miller de Daredevil ou le Dave McKean de Black Orchid), Andreas étire en effet ses cases, sur le plan vertical comme horizontal, bien au-delà des normes tacitement admises par la bande dessinée classique.


Une comparaison statistique entre l'épisode 5 de Rork et l'épisode 19 d'Iznogoud (choisi arbitrairement comme exemple de découpage traditionnel) est révélateur :

– les cases d'Andreas ont un format moyen de 3,46 contre pour 1,27 celles de Tabary (elles sont deux fois plus étirées, quoi) ;

– Andreas utilise 65% de cases verticales et 27% d'horizontales (les 7% restantes étant des carrés plus ou moins parfaits) là où Tabary en utilise 29% et 39% (et 32% de carrées) ;

– Andreas utilise plus fréquemment des cases de même taille à la suite l'une de l'autre que Tabary (36% des transitions contre 3%).


Ces choix tranchés, qui conviennent parfaitement au style de graveur d'Andreas, se prolongent à l'occasion en de véritables expérimentations graphiques, jamais gratuites :

– l'épisode 12 de Capricorne (tome 3/4) ne comprend aucune bulle, parce qu'il se passe dans un milieu (la haute montagne) où le moindre son risque de provoquer une catastrophe, mais aussi parce qu'à ce moment de son parcours l'astrologue s'interroge sur la nocivité de ses paroles ;

– l'épisode 13 de Capricorne (tome 3/4), "Rêve en cage", découpe arbitrairement ses planches en un gaufrier de 4 par 5, nous obligeant à assembler mentalement les cases qui n'en forment en fait qu'une, et nous plaçant de fait dans la même position que l'astrologue, alors occupé à rassembler en rêve le puzzle de sa vie ;

– l'épisode 16 de Capricorne (tome 4/4), "Vu de près", raconte toute son histoire en gros plan, ce qui permet fort opportunément de nous dissimuler l'identité du nouveau Capricorne, mais ce qui sert surtout à nous rappeler que beaucoup de détails clochent encore, même si New York a été réparée.


Ces feux d'artifice graphiques ne seraient rien, sans doute, s'ils n'étaient pas au service d'une brillante réflexion sur l'identité.


Destiny


Comme chez les Clamp (du moins dans le crossover que j'évoquais plus haut), l'enjeu est bien, pour Andreas, d'évoquer, de façon très concrète, la question de la place de l'homme dans l'univers – ou plutôt de son rôle.


"Un tel être n'a pas sa place en ce monde" décrète (tome 1/2 page 178) un des ennemis de Rork ; quant à Capricorne, à peine arrivé à New York, il se voit assigner ce nom (et la fonction de protecteur de la ville qui va avec) par trois vieilles femmes ("tu es Capricorne", tome 1/4 page 19), mais il lui faudra 20 albums pour vraiment faire sienne cette fonction ("je suis à ma place, je dirige mon destin, je suis Capricorne", page 302 du tome 4/4).


D'ailleurs, ni Rork (à part un bref flash-back qui suscite plus de questions qu'il n'apporte de réponses) ni Capricorne n'ont vraiment de passé (comme tout bon personnage fantastique qui se respecte) ; comme le lance le premier adversaire que rencontre Capricorne à New York (page 36 du tome 1/4) : "ta susceptibilité explosive mise à part, je ne sais toujours pas qui tu es" – nous pourrions en dire autant.


Pire, nos deux héros verront, sur leur passage, se multiplier des versions plus ou moins perverties d'eux-mêmes : quand il sera coincé entre deux mondes, Rork parlera par le biais d'un "fantôme" (épisode 1 tome 1/2, gros clin d'oeil à L'Homme invisible de Wells), et quand il descendra dans le vaisseau spatial (épisode 6, tome 2/2), il y gagnera un "double" quasi-parfait (suffisamment en tout cas pour abuser Mordor Gott dans l'épisode 7).


Quant à Capricorne, il sera littéralement dépossédé d'une moitié de lui-même (épisode 2, tome 1/4) et engendrera le premier méchant emblématique de la série, Mordor Gott (qui domine plus ou moins les deux premiers cycles) ; il rencontrera également son homonyme dans les geôles du Concept, ce qui l'amènera à prononcer son vrai nom à New York (erreur fatale dont il était censé se garder, tome 2/4).


Enfin, quand il commencera à peine à se réconcilier avec lui-même, dans les deux derniers cycles, un nouveau méchant, le Passager, entrevu dans le cycle du Concept, viendra lui offrir une image de ce qu'il aurait pu devenir, avec moins d'auto-dérision et plus de mépris pour l'humanité – pas un vrai double à strictement parler donc, mais un reflet sacrément déformé


Outre ces doubles déstabilisants (ou d'autres qui le sont moins, comme le nouveau Capricorne des épisodes 16 et 17), nos deux héros ne cessent d'être le jouet d'êtes maléfiques (Pharass, Dahmaloch) ou de rencontrer des incarnations plus ou moins mensongères du destin, à même de leur faire douter de leur libre arbitre : pour Capricorne, les trois vieilles femmes que j'ai déjà mentionnées, et pour Rork, les menteurs de Vree du deuxième cycle (voire les hiboux qui commentent l'action).


Chez Capricorne, ce destin à contrecarrer s'incarne dans les fameuses 6 cartes que lui remettent les vieilles femmes, et qui se dissolvent une fois la menace correspondante conjurée :

– la carte "Gare aux six carrés" (allusion au cube numérique) se dissout dès le premier cycle (tome 1/4 page 244) ;

– les cartes "Méfie-toi des trois" et "Un dieu mourra pour toi" (allusion respectivement au Concept et à Mordor Gott) se dissolvent dans le deuxième cycle (tome 2/4 pages 249 et 260) ;

– les cartes "Tu es l'un, mais tu n'en es qu'un" et "Rien ne se répète" (allusion respectivement à la fonction de Capricorne et à la boucle où les vieilles femmes vont tenter de piéger l'astrologue) se dissolvent dans le quatrième cycle (tome 4/4 pages 158 et 253) ;

– la carte "Leur élément ne l'est pas" ne se dissout jamais, parce qu'elle fait allusion aux Mentors, cette société secrète en lutte contre le destin.


Tout comme les hiboux qui commentent le deuxième cycle de Rork, ces effets d'annonce servent aussi à Andreas à mieux nous égarer, en déjouant fréquemment nos attentes narratives – manière subtile de nous rappeler que ses héros sont libres, même avec lui derrière à la manoeuvre.


Au final, en effet, Rork et Capricorne n'ont peut-être ni passé ni identité, mais ils ont une histoire, et c'est ça qui véritablement seul compte : le chemin parcouru. Dit autrement, l'illumination ne peut être obtenue qu'au bout du labyrinthe, exactement comme dans l'épisode 3 de Rork (tome 1/2) – et ceci est valable aussi, sans doute, pour le lecteur ou la lectrice.





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