Atomic Bomb de Sabrina Calvo & Fabrice Colin
A première vue, ce texte court et sarcastique se présente comme la version romanesque d'une forme chantée bien connue des amateurs de folk et de country, les élucubrations (je pense à "Dang Me" de Roger Miller, à "Talkin' World War III" de Bob Dylan, mais aussi aux tentatives françaises de traduction ou d'adaptation comme "Pends-moi" d'Hugues Auffray et bien sûr "Les élucubrations" d'Antoine).
Néanmoins, sous ses airs de nonsense à la Lewis Carroll (dont on sait l'importance dans l'oeuvre ultérieure de Sabrina Calvo, voir par exemple Elliot du Néant) se cache évidemment, comme souvent dans le genre en apparence mineur des élucubrations, une critique, discrète mais bien réelle, de notre "société moderne en décomposition" (page 35) – ou plutôt en voie de "désagrégation entropique" (page 76).
En se mettant en scène, dans les trois parties du roman, sous des formes à peine déguisées, signalées par "des quasi anagrammes" (page 70), le duo Sabrina Calvo & Fabrice Colin ne fait pas que s'amuser à casser son image (tout juste naissante alors), il offre aussi trois versions de la marginalité (voire de "la panique existentielle absolue", page 113) à laquelle sont condamnés les êtres trop différents (et il célèbre au passage les vertus de l'amitié, comme Léo Henry le fera plus tard dans Rouge gueule de bois ou Le Casse du continuum) :
– les septuagénaires Kelvo & Collins, nègres du prestigieux Ferris Maxwell Jr (une sorte de Breat Easton Ellis, si l'on en croit l'épigraphe du roman), bien décidés, pour conclure leur vie punk (façon Las Vegas Parano version Terry Gilliam, mais avec le recul on pense aussi à Outrage et rébellion de Catherine Dufour), à "surfer sur l'onde de choc de la Bombe A" (page 11), comme de nos jours les politiciens surfent sur la vague pandémique ;
– les poires extra-terrestres Valk & Nik, "réincarnations de deux humains" (page 70), d'abord en simple visite sur Terre, puis en quête d'un trou noir pour rentrer, en mode Steven Spielberg (ET) dégraissé de toute guimauve (page 73 : "le seul trou noir que j'avais trouvé, c'était celui qui était en moi, tout au fond") ;
– les rats Ka & Ko, débarqués au Japon pour lutter, au choix, contre la Souris Noire (oui, le même adversaire que dans le récent Melmoth furieux de Sabrina Calvo, qu'annonce un autre épisode du roman, pages 16-17) ou contre Nintendo (ici, on est clairement dans le récit anthropomorphique à la sauce Robert Merle, en mode Un animal doué de raison).
(On peut rajouter à ces trois binômes celui formé par les détectives privés Bloom & Halifax, qui interviennent à l'occasion dans le roman, notamment pour assurer la transition entre les trois parties, mais aussi pour préparer certains épisodes, comme celui de la Main du Destin.)
Alors, certes, Atomic Bomb parle sans doute moins "la langue du désespoir" (page 83) que, par exemple, La Célébration du lézard de Quentin Margne ou Koma Kapital de Anne-Claire Hello, mais tout de même, certains passages, voire certaines phrases, trahissent, de façon souvent très poétique, la mélancolie qui se cache toujours sous la grimace du clown, par exemple (page 106, avec une allitérations en bilabiales, P, B, M) : "ses yeux noirs avaient l'éclat brisé d'une bille perdue".
En insistant, aussi, par sa structure même (la troisième partie renvoyant finalement à la première) sur le caractère cyclique de l'existence humaine ("chez eux, les trucs commencent, ils ont un milieu, et puis une fin", page 50), faite de l'éternelle répétition des mêmes erreurs, notamment des mêmes exclusions, Atomik Bomb livre peut-être, au fond, une manière de manifeste de la "blank generation" chère à Richard Hell (ou de la "génération désenchantée" chère à Mylène Farmer).
Avec presque vingt ans de recul, l'ouvrage sonne étrangement, en tout cas, tant on a l'impression que la "race hautement inflammable" (page 16) ici décrite a continué, plus que jamais, à se carboniser – et la planète avec elle, hélas.
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