mercredi 1 décembre 2021

Un état de stupeur docile

Koma Kapital de Anne-Claire Hello


Selon Gilles Philippe, la littérature francophone est entrée, depuis 1980, dans un "moment énonciatif", autrement dit une période marquée par la volonté de faire entendre, dans un texte, la voix de son narrateur ou de sa narratrice – voire, au-delà de la voix, le corps, comme le rêvaient les formalistes russes avec le skaz, suivant Catherine Géry.


Ainsi s'expliquent la montée en puissance de l'autofiction (y compris chez des écrivains attachés à retranscrire un espace mental, largement imaginaire, comme Alain Robbe-Grillet), du monologue (tout le travail accompli par Samuel Beckett depuis Premier amour), mais aussi le recours à la polyphonie par des auteurs et autrices comme Quentin Leclerc (Saccage), Catherine Dufour (Outrage et rébellion), et bien sûr Alain Damasio, qui en a fait sa marque de fabrique (La Zone du dehors, La Horde du contrevent, Les Furtifs).


Ainsi s'explique aussi la proximité qu'entretient de plus en plus la littérature avec la performance sonore, comme en témoignent aussi bien les Deep Ones que notre autrice du jour, Anne-Claire Hello, que vous pouvez entendre ici interpréter un des passages les plus fous de Koma Kapital, son dernier opus (paru début 2021, je ne suis donc que légèrement en retard pour vous en parler).


J'ai découvert cet ouvrage inclassable grâce à une chronique de Lucien Raphmaj (lui même écrivain, ou plutôt "latérateur"), qui y voit, non sans raison, "un texte de fiction et de poésie, de litanie autant que d'humour", mais aussi "un livre crash-test, un bolide de 107 pages, au moteur virilio qui va vers l'accident que l'on a nommé civilisation-néo-libérale".


Dès le premier chapitre ("Dissolution"), Koma Kapital évoque aussi bien la narration hésitante de Samuel Beckett, telle que la décrit ici Anne-Claire Gignoux, que les imprécations de Charles Péguy ou Georges Bernanos, construites sur un savant tissu de répétitions et d'allitérations ("moi la forêt des foutus devant la lune", page 17-18), sans parler des chansons déclamées par un "conditionnel de variétés" comme Léo Ferré ("fléchis les foutus agrochimiques aux mains rongées" page 18) ou des textes surréalistes que Jean Fauque écrivait pour Alain Bashung ("face à tout, le son se cramponnait" page 32).


De ce brouillard initial (celui propre au "cauchemar", mot utilisé pages 28, 76 et 107) se dégage peu à peu une trame narrative, celle d'une femme qui assiste à l'agonie d'une personne proche (peut-être son père, si l'on en croit le chapitre 3) et tente ensuite de reprendre le cours de sa vie, malgré la "Persistance du choc" (titre du chapitre 2), à commencer par son travail (chapitre 3 et 4), sans vraiment y parvenir (les deux derniers chapitres, 5 et 6, achevant sa décomposition, digne de Samuel Beckett ou d'Eugène Ionesco).


Même si le traitement onirique du chapitre 2, notamment sur le plan spatial (il superpose cimetière des Batignolles et hôpital Robert-Debré, et boucle le boulevard des Batignolles sur la rue qui le prolonge, la rue Caulaincourt dans la vraie vie) semble accréditer cette lecture, cet "état de stupeur docile" (page 14) qui est celui de la narratrice n'est pas seulement dû au deuil ou à sa soumission à une logique entrepreneuriale digne de Frantz Kafka (les chapitres centraux, 3 et 4, qui ne sont pas si caricaturaux qu'ils en ont l'air à première vue, j'y reviendrai).


Non, en vérité, le thème central de Koma Kapital me semble être la façon dont le moi, autrefois si étanche, est désormais devenu perméable au monde (capitaliste) – un état d'ouverture perpétuelle qui est loin, bien loin, d'être aussi positif que dans le carnaval tel que le conçoit Mikhaïl Bakhtin ou dans le bouddhisme : "un jour, j'avais posé mon visage à côté de moi, afin que tout ce qui était au-dedans soit projeté à la surface" (page 29), et réciproquement, bien sûr.


Au travers des brèches ouvertes dans la psyché de la narratrice par le deuil ou la contrebasse virtuose de Joëlle Léandre vont ainsi s'engouffrer une "énorme boule de poitrines, de joues, de sang et de mâchoires" (page 10), celles des migrants morts en mer, mais aussi ces "foutus agrochimiques" que j'évoquais plus haut, sans parler des Indiens menacés par "la défouturestation de la planète" (page 18) décidée par "le Oui" (page 44) – jusqu'à ce que la narratrice se retrouve entièrement "habitée par des histoires carnivores" (page 32).


Cette extension de l'empathie (but de la littérature selon Karen Joy Fowler), ce devenir-indigène (esquissé en faisant bégayer la langue, en en faisant une langue mineure, suivant les théories de Gilles Deleuze & Félix Guattari) serait sans doute profitable à la narratrice si elle avait le moindre espoir de changer les choses, et surtout si tout cela n'était pas accompagné d'autres intrusions beaucoup plus aliénantes, comme les films qu'elle ingurgite après le travail, ou les incessantes notifications que lui transmet son téléphone portable (et qui sont, malheureusement, authentiques).


Face à cette "intrusion du doigt mondial" (page 95) dans son intimité mentale, la narratrice, qui parlait jusqu'ici à la première personne, ne peut qu'en arriver à un point où elle n'est plus que Corps, un corps dont les organes prendront collectivement la parole pour la conclusion de l'ouvrage (le chapitre 6, "Pilote fantôme", au nom significatif).


Gilles Deleuze & Félix Guattari l'avaient bien dit : le capitalisme mène ses sujets à la schizophrénie, et plus précisément à cet état qu'est le Corps sans Organes, autrement dit le corps privé de toute organisation logique – un état que le sujet, tel Antonin Artaud en son temps, peut se réapproprier à ses propres fins, mais cela n'arrivera pas dans Koma Kapital (où la folie est traitée sur un mode beaucoup moins doux-amer, mais tout aussi magistralement, que dans la trilogie de Laurent Pépin).


Présenté ainsi, ce parcours digne d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud (sur le fond comme sur la forme) a l'air cauchemardesque, mais comme le fait justement remarquer Lucien Raphmaj : "on rit souvent dans ce livre déprimant" – quitte à rire jaune, ensuite, quand on comprend qu'Anne-Claire Hello n'exagérait pas, hélas.


(Mention spéciale, puisque nous sommes en campagne présidentielle, pour le personnage d'Emmanuel Cramon, un monstre tentaculaire qui conseille à la narratrice, page 24, de "réduire le temps de production" au profit de la communication, en s'en tenant à "cinq phrases par page" ; évidemment, elle obéit, mais les phrases sont plus longues.)


Ce petit livre hautement concentré en poésie politique n'est sans doute pas à mettre entre toutes les mains, mais pour peu qu'on prenne la peine de lire à haute voix dès lors qu'on se sent perdu, il se révèle d'une puissance incomparable, se logeant dans nos tripes comme "une crampe impossible dans l'ordre fixe du réel" (page 104).



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