mercredi 15 décembre 2021

N’être rien que lenteur

Lento d'Antoni Casas Ros


"L'immobilité, ça dérange le siècle. C'est un peu le sourire de la vitesse, et ça sourit pas lerche, la vitesse, en ces temps" – c'était le credo de Léo Ferré, mais aussi celui de Paul Virilio ou du Léos Carax de Mauvais sang ; c'est également le sujet de Lento.


Plus précisément, dans cette courte fable, Antoni Casas Ros associe, contrairement à ce qu'on pourrait penser de prime abord, la lenteur à la fluidité authentique : les "dynamiques hâtives" (page 15) à l'oeuvre dans notre monde capitaliste se contentent en effet de circuler à la surface solide des choses, là où la lenteur permettrait, peut-être, de littéralement "entrer dans la matière" (page 117) – donc d'abolir les limites entre soi et le monde, de façon plus positive que dans Koma Kapital, et beaucoup moins comique que dans Le Passe-muraille.


Certes, le personnage de Lento est, dès sa naissance, prédestiné à cette quête artistique et fantastique, qui rejoint, au bout du compte, celle conseillée par Arthur Rimbaud dans sa célèbre "lettre du voyant" : le "dérèglement de tous les sens" conseillé par le poète, ou plutôt leur nouveau réglage, est ici obtenu par leur isolation minutieuse – et infiniment lente.


Cela dit, cette attitude poétique (car contemplative) s'enseigne (un peu comme dans Les 79 carrés de Malcolm Joseph Bosse), et l'initiation de A. par Lento forme une bonne partie du livre, l'autre s'attardant sur la façon dont la société s'en prend à un pareil projet, forcément dément de son point de vue (si vous avez aimé Monstrueuse féerie et L'Angélus des ogres de Laurent Pépin , vous ne serez donc pas trop dépaysé.e, loin de là).


Même si l'intention d'Antoni Casas Ros n'est clairement pas de fournir un récit documenté sur l'autisme (à la manière dont le font Mélanie Fazi dans L'Année suspendue ou Julie Dachez dans La Différence invisible), Lento saisit avec acuité une problématique capitale pour les personnes sur le spectre, à savoir leur inadéquation fondamentale avec le rythme de travail que leur impose la société (et qui peut les conduire au burn-out par surcharge sensorielle).


La grande majorité des figures de l'autorité rencontrées par Lento (en crèche ou en institution spécialisée) auront pour seul but de l'adapter de force à la vitesse, quitte à lui faire prendre un médicament aussi dangereux que le (fictif, ouf) Speedoron, ou à lui faire subir des électrochocs (à ceux qui penseraient qu'Antoni Casas Ros exagère, pour les besoins de son histoire, je rappellerai qu'en 2014, à l'époque où est paru Lento, un député français interrogeait le gouvernement sur les contentions abusives dont étaient victimes, entre autres, des patients autistes).


L'aliénation dont est victime Lento (page 25, "Lento parle de lui à la troisième personne", et page 32, "il voit un double de lui-même") se traduit dans la structure même du livre : des 5 chapitres qu'il comporte, les numéros impairs sont écrits à la troisième personne, justement, et les numéros pairs, à la première.


Evidemment, cette narration alternée est aussi une façon d'imposer au lecteur la labilité mentale que Lento exige de sa disciple, A. : "en passant de la vision interne à la vision externe, il y a un moment où se développe un troisième point de vue, ni interne, ni externe", qui débouche sur "une nouvelle perception du corps" (pages 111-112).


J'ai parlé d'initiation et de disciple, à dessein : dans ce programme en apparence immanent (devenir-moléculaire, comme les personnages des Furtifs visent un devenir-imperceptible), Antoni Casas Ros (comme plus tard Alain Damasio donc) réintroduit de la transcendance ("le divin, c'est la lenteur", page 109), et son vocabulaire l'atteste ("ange" page 12, "révélation" page 94, "auréole" page 97, "illumination" page 132, "trinité" page 134).


Bon, ce n'est guère qu'une transcendance athéiste à la sauce Spinoza (auteur qu'Antoni Casas Ros avoue lire dans cet entretien), autrement dit une transcendance qui se contente, en quelque sorte, d'identifier la divinité à la Nature, mais Lento a, indubitablement, une stature christique, qu'il ne faut sans doute pas prendre trop au sérieux... (Après tout, comme La Nuit du faune de Romain Lucazeau, ce texte n'est qu'un conte, comme le souligne Lento lui-même page 80.)


Quoi qu'il en soit, l'itinéraire ce personnage (neuro-)atypique ne pourra qu'interpeller, d'autant qu'il est décrit dans une langue simple, mais s'autorisant si besoin des envolés lyriques, comme par exemple page 128 (avec un jeu sonore sur les dentales, T, D, N, et les sifflantes, S, Z) : "trente-six sens tissent la trame de l'amour sans que les corps s'adonnent à une autre dynamique que celle de la danse invisible".


Finalement, comme Lento le prouve, la vitesse sourit parfois, de nos jours ; il suffit juste d'être au bon endroit au bon moment pour le découvrir...


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