jeudi 23 décembre 2021

Un peu tristes, un peu malsaines

Spam de Jacques Mucchielli


Que reste-t-il d'un homme, dix ans après sa mort ?


Comme le rappelle Léo Henry dans sa nouvelle par e-mail "Si tu eres mi amigo", chez les indiens Guajiros, il subsiste des os polis par le temps, que les amis du défunt recueillent pieusement dans un nouveau réceptacle.


Dans nos sociétés occidentales, pour peu que l'homme en question ait été un écrivain, il demeure des pages blanches constellés de lettres noires, auxquels ses ami.e.s peuvent toujours offrir un nouvel écrin.


Voici donc, sous une couverture de Stéphane Perger, dix nouvelles de Jacques Mucchielli (et non pas neuf comme le dit faussement la quatrième de couverture), précédée par une nouvelle de présentation de Maheva Stephan-Bugni et suivie par des fragments de roman illustrés par Caroline Vaillant ainsi que par une notice de Léo Henry, fort utile pour situer chaque texte dans le (trop court) itinéraire de Jacques Mucchielli.


Outre ses qualités intrinsèques, le portrait "à l'ammoniaque" de Jacques Mucchielli qu'esquisse brillamment Maeva Stephan-Bugni à l'ouverture du recueil nous permet de saisir d'entrée les caractéristiques essentielles des textes de Jacques Mucchielli, sur le plan thématique comme stylistique.


Cette nouvelle introductive nous montre en effet, dans un décor urbain, Jacques Mucchielli à l'arrêt devant "un écran qui diffuse des images de guerre en boucle" (page 7) : or la ville (réelle ou imaginaire, le Paris miséreux de "Il est cinq heures..." ou de "Ce qu'ils savent de Paris", la Yirminadingrad de "Journal anticipé d'un écrivain mythomane" ou de "Nom lieu") ou la guerre (présente dans les trois chefs d'oeuvre du recueil, "Spam", "Shrapnel Memento", "Nom lieu"), ce sont assurément deux des thèmes majeurs de celui qui fut, avec Léo Henry, le bâtisseur de Yirminadingrad et l'orchestrateur des guerres mycroniennes.


Par ailleurs, le style minimaliste de cette nouvelle, écrite à la première personne et au présent de l'indicatif, évoque aussi celui de Jacques Mucchielli, qui utilise la narration à la première personne dans 7 nouvelles sur 10 et le récit au présent de l'indicatif dans 7 nouvelles sur 10 (attention, les deux ne se superposent pas forcément).


Comme "un peu de formalisme ne peut jamais faire de mal" (page 50), je m'attarderai un instant sur les nouvelles qui font des pas de côté par rapport à cette ligne narrative ; elles me semblent en effet significatives de la façon qu'avait Jacques Mucchielli de "suer comme un porc en essayant de capter quelque chose d'un peu substantiel" (page 8) – elles trahissent aussi parfois ses influences, et/ou l'originalité de son positionnement dans les littératures de l'imaginaire.


Dans ce recueil, Jacques Mucchielli n'abandonne donc la narration à la première personne que dans deux cas précis :

– quand ses nouvelles se centrent ouvertement sur une ville, présentée à la manière documentaire de Dziga Vertov (L'Homme à la caméra) dans "Il est cinq heures..." (brillante réécriture d'une chanson bien connue de Jacques Dutronc) ou dans "Ce qu'ils savent de Paris" (récit choral entrelardé par des citations de Victor Considerant, également évoqué dans "L'Or des fées"), deux textes qui précèdent la création de Yirminadingrad ;

– quand il veut mettre sur un plan d'égalité les deux protagonistes (Edgar Allan Poe et Thomas Dunn English) d'une nouvelle onirique (et ironique) en hommage à "L'Ange du Bizarre" ("And the tattling of many tongues", qui emploie également le passé simple, mais juste à l'ouverture et à la fermeture du texte).


De même, il abandonne le présent de l'indicatif, qui fournit d'ordinaire, suivant Francis Berthelot, un contact plus étroit avec les personnages, dans des cas où justement une certaine distanciation s'impose :

– au profit du passé composé mâtiné d'argot ("Le Sixième sens", lointaine cousine de l'Orange mécanique d'Anthony Burgess) ou du passé simple associé à des tournures alambiquées ("L'Or des fées") dans deux nouvelles de jeunesse teintées d'humour, qui valent surtout (pour moi) par la façon dont Jacques Mucchielli détourne des appels à texte (quoique de la génération Oxymore, comme Léo Henry, luvan, Mélanie Fazi ou Lélio / Yaël Assia, il semblait moins à l'aise avec la ligne éditoriale de cette maison d'édition) ;

– au profit du passé simple, dans "Vermilion Dust", magnifique hommage à James Graham Ballard, un des écrivains fétiches de Jacques Mucchielli, avec Antoine Volodine, salué lui dans "Journal anticipé d'un écrivain mythomane" comme à l'origine de, entre autres, "... toutes les flammes sont égales..." (l'ombre de ces deux auteurs s'étend en effet jusque sur Yirminadingrad, voir par exemple "Sache ce que je te réserve" dans Yama Loka Terminus pour l'influence ballardienne).


On le voit déjà, ce petit recueil dessine les sentiers qui ont mené Jacques Mucchielli à Yirminadingrad, la ville dans laquelle il a fini, comme une ombre, par se fondre ; un autre des mérites de Spam est justement de, peut-être, un peu mieux définir la place importante qu'il a prise dans la fondation de cette inoubliable cité littéraire.


Dans "Journal anticipé d'un écrivain mythomane", récit enjoué de la manière dont il aurait pu se faire détruire par sa création, Jacques Mucchielli semble pourtant minimiser son rôle, quand il écrit, à propos de son binôme, Léo Henry : "j'envie la simplicité et l'efficacité avec lesquelles il raconte une histoire, construit des personnages attachants même quand ce sont des salauds, provoque des émotions intenses en un paragraphe".


Venant juste après la lecture de "Spam", la géniale nouvelle éponyme, cette phrase sonne étrangement : on a presque envie de se lâcher et de lancer à Jacques Mucchielli, outre un "hé, c'est normal, absolument tout le monde jalouse Léo Henry", un "hé, mais c'est une blague, hein ?" tellement cette phrase semble aussi bien pertinente pour décrire les meilleures nouvelles de Spam, celles qui sont "un peu tristes, un peu malsaines" (page 43) suivant les mots d'une journaliste imaginaire.


Simplicité et efficacité du récit ? Pas besoin d'aller chercher bien loin, "Spam" suffit ; Jacques Muchielli y décrit un vétéran en quelques notations rapides et précises, comme : "Mes yeux, deux glaçons qui fondent dans de la vodka coupée à l'antigel", page 17 – n'y a-t-il pas de quoi rendre jaloux Léo Henry ?


Construction de personnages mémorables ? Là encore, "Spam" en fournirait un bon exemple, mais je pense tout autant au narrateur anonyme de "Nom lieu", dont le destin singulier va nous intéresser alors même qu'il est, à première vue, littéralement transparent : "au plafond, un dôme de vidéosurveillance nous épie, sans savoir que je suis moi-même une caméra ambulante", page 136.


Emotion intense en un paragraphe ? Allez voir la fin de "Vermilion Dust", que je citerai bien si je n'avais pas peur de gâcher votre plaisir de lecture ; allez aussi voir "Shrapnel Memento", où l'émotion naît malgré (ou à cause) d'une structure narrative complexe (voir ci-dessous), un peu comme dans un film de Kiyoshi Kurosawa l'émotion survient alors même que les personnages ne se livrent pas à de grandes manifestations émotionnelles.


Expérimentation littéraire virtuose ? (Oui, j'en rajoute une, pour la route.) Voir "Shrapnel Memento", et ses deux personnages (un père et son fils) répartis sur quatre lignes temporelles (dont deux intervertissent leurs premiers segments), se concluant toutes par un seul et même paragraphe (pour les puristes, l'ordre reconstitué est le suivant, en étiquetant de A à R chaque fragment : DBGOR-JLNPR-FIKMR-AEHLQR ; comptez, cela fait une narration en 21 morceaux, soit le même chiffre qui préside aux destinées de Yirminadingrad).


Oui, décidément, Jacques Mucchielli n'avait rien à envier à Léo Henry... On comprend mieux pourquoi les deux écrivains ont pu s'associer pour bâtir ensemble Yirminadingrad.


Le dernier mérite de Spam, c'est aussi de nous laisser entrevoir, non plus là d'où venait Jacques Muchielli, mais là où il allait, après Yirminadingrad, en nous présentant, après ces dix nouvelles (globalement) virtuoses, des morceaux du roman auquel il travaillait à sa mort, rescapés d'un naufrage informatique (on imagine que des outils comme Recuva ont été, en vain, appelés à la rescousse).


Ces fragments sont loin d'être anecdotiques : il s'y dessine un édifice littéraire qui aurait tenu tout à la fois du Chuck Palahniuk de Fight Club, voire de la Karen Joy Fowler du Club Jane Austen (pour le portrait d'un club pas comme les autres), mais aussi du Francis Berthelot de L'Ombre d'un soldat (pour le poids du passé) – un roman qui aurait sûrement conforté la réputation de Jacques Mucchielli dans le paysage français de l'imaginaire.


Comme on l'a vu, il est difficile de lire Spam en s'affranchissant de son statut de recueil posthume (Jacques Mucchielli aurait sûrement retouché ou écarté un ou deux textes, s'il avait pu composer ce recueil lui-même) ; il n'empêche, la force de l'écriture est parfois telle qu'on en oublie, souvent, que son auteur a disparu depuis dix ans.




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