mercredi 8 décembre 2021

Il est minuit, docteur Roosevelt

L'Horloge 1/3, 2/3 & 3/3 de José Roosevelt


Encouragé par Aldaran, qui la compare notamment à celle d'Andreas, je me suis lancé dans la découverte de l'oeuvre de José Roosevelt, en commençant par la trilogie L'Horloge (également publiée sous forme de diptyque, dans une colorisation plus proche des désirs de l'auteur), qui initie le cycle de Juanalberto.


Contrairement à Andreas (dont je pense parler prochainement), José Roosevelt (du moins dans cette oeuvre séminale, dédiée à Carl Barks) choisit de ne pas innover dans le découpage, qui reste relativement classique (par exemple, le taux moyen de cases prenant la largeur d'une planche est à seulement 0,22, ce qui le rapproche du premier Hergé, que José Roosevelt avoue d'ailleurs admirer).


Cela ne l'empêche évidemment pas d'employer des effets cinématographiques dignes d'Alan Moore, comme ce travelling avant, puis arrière, qui organise le chapitre 1 (et permet fort opportunément de nous dérober l'identité du meurtrier du Peintre, grâce un gros plan très appuyé).


En revanche, comme Andreas, José Roosevelt conditionne sa narration à une poignée de symboles générateurs, comparables aux fameuses cartes du destin de Capricorne ou aux matrices verbales du Nouveau Roman, voire aux contraintes formelles de l'Oulipo (censées entrer en résonance avec le fond de l'oeuvre).


Ces symboles sont toutefois choisis avec tant de soin, et agencés avec tant de rigueur, que l'Horloge dépasse le simple jeu narratif, la "colossale plaisanterie" dénoncée par le docteur Janel (page 56 du tome 3) – même si la trilogie multiplie les clins d'oeil.


J'y vois, pour ma part, une tentative d'utiliser, à des fins modernes, la technique médiévale des arts de mémoire décrite par Frances Yates (exactement comme, dans un autre genre, le Seven de David Fincher permettait de se remémorer les sept péchés capitaux, en mettant en scène sept crimes emblématiques).


Dit autrement, L'Horloge se fait, dans sa forme même (12 chapitres de 12 planches), dépositaire de tous les systèmes de connaissance (qu'ils soient pertinents ou non) organisés autour des chiffre 12 ou 4 – et ce n'est évidemment pas un hasard, dans la mesure où son contenu décrit un monde marqué par une "éclipse dans le champ de nos connaissances" (page 57 du tome 2), un monde dans lequel Picasso est connu comme un "caricaturiste" (page 10 du tome 2).


Les 12 en-têtes de chapitres, ainsi que les 12 tableaux à la manière de Dali que les 3 héros (Juanalberto, Ian et Vi) découvrent au fur et à mesure de leur périple, correspondent notamment aux 12 signes du Zodiaque (et sans doute aussi, parfois, aux 12 premiers arcanes majeurs du tarot), qui sont déclinés de façon diverse dans l'intrigue :

– dans le chapitre 1, "Ave Eve", le bélier est présent aussi bien sous forme d'image (le dossier du fauteuil où s'assoit le Peintre aveugle, sans doute le Bateleur du tarot) que dans le dialogue ("de chocs assez puissants, comme ceux d'un bélier", page 10 du tome 1) ;

– dans le chapitre 2, "La parole", Juanalberto sculpte un "vase avec une tête de taureau" (page 20 du tome 1) et s'interroge sur la réalité de cet animal, qu'il ne connaît que par les livres (quant à Vi, elle manifeste déjà cet amour du livre qui fera d'elle la Papesse du tarot) ;

– dans le chapitre 3, "L'anniversaire de Miro", les gémeaux sont les "deux histrions" (page 41 du tome 1) qui présentent le tableau du Peintre au public (incluant Juanalberto, Ian et Vi) ;

– dans le chapitre 4, "L'horloge", le cancer apparaît sous forme de "crabes" (page 53 du tome 1) récoltés par Juanalberto dans le bonnet de Ian ;

– dans le chapitre 5, "Les bannières", le lion est présent dans "un livre sur les animaux" (page 7 du tome 2) feuilleté par Juanalberto ;

– dans le chapitre 6, "Le dresseur de paysage", le Maître Bibliothécaire (alias sans doute l'Amoureux du tarot, amoureux de la connaissance, mais pas que) déclare que "la vérité est une splendide vierge cachée" (page 27 du tome 2) ;

– dans le chapitre 7, "La grande illusion", Ian analyse un tableau du Peintre comme représentant "une balance, avec un axe et ses deux plats" (page 39 du tome 2), et quand il quitte le château avec Juanalberto, c'est non pas sur le Chariot du tarot, mais à cheval ;

– dans le chapitre 8, "Saint Georges et le dragon", nos héros sont trahis (par un scorpion donc, métaphoriquement parlant), et confrontés à une Justice plus digne de Franz Kafka que du tarot ;

– dans le chapitre 9, "L'Amoureux", le sagittaire s'incarne dans le personnage de Saggi (qui est également l'Hermite du tarot) ;

– dans le chapitre 10, "Voisinage", Ian se voit en rêve comme une espèce de chevalier au casque cornu, un capricorne donc, et il expérimente, avec ses amis, les rigueurs de la Roue de la fortune présente sur l'arcane X du tarot ;

– dans le chapitre 11, le verseau est sans doute Artz, qui verse un verre à Juanalberto (et la Force du tarot serait plutôt Gabriel) ;

– dans le chapitre 12, Junalberto aperçoit des poissons dans l'eau entourant l'île vers laquelle il se dirige


Dans chacun de ces 12 chapitres, un ange est également cité, manière subtile de préparer le deus ex machina (Gabriel) qui intervient dans le chapitre 11, pour tirer nos 3 héros de situations parfois délicates ; chacun de ces 12 chapitres est également relié à un verbe particulier, etc.


On l'aura compris quand j'ai parlé de "deus ex machina", l'histoire de L'Horloge est délibérément déceptive : nous ne saurons jamais pourquoi le monde décrit est dans cet état d'ignorance, qui a tué le Peintre, quelle tête a le Champ de Roses des Hérétiques, si Grün Petit y réside bel et bien, ni même comment se passent les retrouvailles finales entre nos 3 héros, voire ce que deviennent certains personnages secondaires (par exemple Eve, la Secrétaire du Juge).


Cet aspect ouvert de l'oeuvre est, au fond, logique : le voyage entrepris par ces 3 personnages se présente explicitement comme une Pérégrination vers l'Ouest, avec un canard (Juanalberto) à la place du traditionnel singe – autrement dit, une quête "du sens de la vie" (page 56 du tome 1), dans laquelle il importe plus d'avoir égrené les 12 divisions évoquées plus haut que d'avoir obtenu des explications (un peu comme dans le Promethea d'Alan Moore).


Cela n'empêche pas L'Horloge d'avoir ce même charme étrange que certaines bandes dessinées de Manara (dont José Roosevelt reconnaît ici l'influence) ; du reste, l'intrigue de L'Horloge se rapproche parfois des scénarios de Manara (Ian va devenir un objet de désir pour presque toutes les femmes qu'il croise, et Vi, héroïne à cheveux courts, va être victime de la violence masculine).


Comme chez Manara, en effet, l'histoire est, d'une certaine façon, subordonnée au dessin, plus précisément à la présentation de figures symboliques (incarnant les systèmes de connaissance évoqués plus haut) plutôt que de femmes dénudées (quoi qu'il y en ait, José Roosevelt voyant dans "la mystique et l'érotisme" les deux clés de son oeuvre).


Ce côté à la fois déceptif et charmant, c'est bien sûr celui que comporte tout rêve : en dernier ressort, comme le dit José Roosevelt lui-même, "dans le scénario de L'Horloge, en revanche, tout est onirique", sans que jamais, comme chez Winsor MacCay (qu'il a plus tard pastiché), on se réveille.


On comprend dès lors pourquoi, pour Ce, son grand oeuvre, il revendiquera l'influence de David Lynch (en sus de celles de Moebius, Franz Kafka et de Jorge Luis Borges, déjà présentes dans L'Horloge) : comme Alain Robbe-Grillet dans ses romans, José Roosevelt ambitionne visiblement, dans ses bandes dessinées, de nous promener dans des espaces plus mentaux que réels – et comme lui, bien sûr, il entend "faire appel à l'intelligence, à la capacité d'interprétation et à l'imagination du lecteur".


Au final, on est clairement devant un auteur qu'il est difficile d'ignorer (ce que le festival d'Angoulême, qu'on a connu plus clairvoyant, fait pourtant fort bien, apparemment).



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