vendredi 28 janvier 2022

Enterrez-moi dans du feu

La Maison qui brûle d'Emilio Garcia Wehbi


Je le disais en parlant de ma dramaturge préférée, Sarah Kane, lire une pièce de théâtre vraiment conçue pour la scène a quelque chose de paradoxal, étant donné que cette pièce ne sera vraiment achevée qu'une fois représentée ; mais il est vrai que le lecteur ou la lectrice peut se la jouer dans sa tête, surtout si elle est de haute volée.


David Ferré a donc raison de chercher à "réhabiliter le statut de l'écriture avant sa mise en mouvance sur le plateau" (page 4) en traduisant une pièce du dramaturge argentin Emilio Garcia Wehbi, La Maison qui brûle (lue dans le cadre d'une opération Masse critique) – signalons, au passage, que la traduction est des plus correctes, à part "capitales" mis à la place de "capitaux", dans la reprise (page 33) de la page 479 de Mille Plateaux de Gilles Deleuze & Félix Guattari (j'y reviendrai).


Le titre de la pièce s'inspire notamment d'une déclaration de l'anarchiste Piotr Kropotkine citée en épigramme (page14) et dans le corps même de la pièce (page 38), "la seule église qui illumine est celle qui brûle" – de même, nous suggère Emilio Garcia Wehbi, la seule maison vraiment formatrice est celle qui brûle.


Pourquoi ? Tout simplement parce que, comme l'explique Michel Onfray dans Théorie du corps amoureux, une des influences revendiquées par Emilio Garci Wehbi, "la cellule de base de la société, la famille, et la pointe absolue du politique, l'Etat, fonctionnent en un contrepoint destiné à produire des sons harmonieux".


Le sujet de La Maison qui brûle est donc, pour reprendre les mots de l'auteur lui-même sur son site (je traduis), "la famille prise comme structure basique du micro-fascisme, la religion comme oppresseuse du libre arbitre des hommes, et le foyer comme lieu de sujétion de la femme au mandat phallocratique".


Pour traiter ce sujet, Emilio Garcia Wehbi réécrit à sa façon la pièce posthume de Federico Garcia Lorca, La Maison de Bernarda Alba, dont il reprend les personnages de Bernarda (la mère) et Adela (la fille), mais aussi certains thèmes (j'y reviendrai).


Comme il est bien conscient du risque qu'il encourt, celui, comme il dit, de "faire dériver cette version vers un domaine plus politique que l'original", autrement dit de trop verser dans l'abstraction, il va adopter une forme capable de donner chair à ses idées, en s'inspirant du meilleur du théâtre politique.


Plutôt donc que de nous immerger, comme dans le théâtre classique, dans une action dramatique au déroulement linéaire, Emilo Garcia Wehbi choisit, dans la lignée du théâtre épique de Bertold Brecht, de nous faire étudier un ensemble de douze tableaux, à première vue autonomes, mais en fait reliés par une chaîne logique – chaque tableau ayant, en soi, un intérêt suffisant pour retenir notre attention, suivant le montage des attractions cher à Eisenstein.


Plus précisément :

– le premier tableau, la "Chanson des utérus résistants" (page 16), qu'on imagine chantée par le choeur des Little Miss Perfect avant leur entrée en scène au troisième tableau, pose le sujet féministe de la pièce ("ouvrir portes et fenêtres, nous ne sommes pas nés pour le sperme") ;

– dans le deuxième tableau, "Bernarda parle" (pages 17-29), Bernarda relaie, en bonne "ventriloque" (page 29), le discours de son "Agamemnon" (page 19), et même si certains de ses mots d'ordre peuvent être pertinents ("pratiquez l'avortement sans culpabilité", page 24), le fait même qu'il s'agisse de mots d'ordre, et leur caractère excessif, suffit à les discréditer, parce qu'ils sont à la fois discours d'autorité et discours de démesure (pour une autre articulation de l'hubris et du patriarcat, voir, dans un tout autre genre, la série Courtney Crumrin) ;

– le troisième tableau, "Discours des fillettes mortes" (pages 31-34) articule la sédentarité, incarnée exemplairement par la maison, à la forme-Etat, suivant l'analyse faite par Deleuze & Guattari dans Mille plateaux, qu'Emilio Garcia Wehbi cite presque par moments (je l'évoquais en introduction) ;

– le quatrième tableau, "La Discussion des animaux des forêts" (pages 35-40), essaye de montrer comment la cruauté propre à la forêt qui entoure toute maison a fini par passer dans la maison elle-même ("l'intérieur est plus mortel que l'extérieur", page 40) ;

– le cinquième tableau, "Adonis joue Faust" (pages 41-47), nous présente le personnage masculin de la pièce, celui qui règne donc, avec démesure, sur la maison et ses femmes (page 46, "toutes les femmes ont une graine d'indestructibilité insérée en elles ; notre tâche a toujours été de faire en sorte qu'elles s'en rendent compte le plus tard possible") ;

– dans le sixième tableau, "Récit de la sainte fillette" (pages 49-64), Adela nous raconte son histoire à la troisième personne, comment elle est tombée dans le piège du "confort familial, un camp de concentration modèle, style Theresienstadt" (page 57), et comment ses désirs artistiques contrariés l'ont rendue dépendante du jeu, de la drogue ou du sexe ;

– le septième tableau, "L'humide et le sec" (page 65-73), reprend une réplique de la pièce de Federico Garcia Lorca dont Emilio Garcia Wehbi s'inspire ("Je ne veux pas rester enfermée ; je ne veux pas devenir comme vous, des peaux sèches") et la systématise pour opposer la mère, Bernarda, desséchée par son enfermement, à la fille, Adela, humide de désir ;

– le huitième tableau, "Chanson antipsychotique et anticonvulsive" (pages 75-79), rappelle que la réponse du patriarcat à ce qu'il nomme "hystérie" est avant tout médicamenteuse (des cachets "qui constipent les intestins des démentes les plus lumineuses pour qu'elles ne puissent pas véritablement leur chier dessus", page 79) ;

– au moyen d'un amusant dialogue de sourds, le neuvième tableau, "Coitus Interruptus" (pages 81-87), se demande comment l'humide Adela peut bien arriver à désirer un homme pétri des idéaux patriarcaux comme Adonis (notez, au passage, qu'Emilio Garcia Wehbi se permet quelques raccourcis un peu hâtifs, taxant ainsi Jean-Paul Sartre de stalinisme, alors que le philosophe a critiqué le parti communiste dès 1955 ; admirez aussi le contre-emploi du célèbre "je préférerais ne pas le faire" d'Hermann Melville, page 86) ;

– comme cesser de désirer le patriarcat mène tout droit à la rébellion (contre les Glandeliniens ?), le dixième tableau, "Pater Noster" (pages 89-92), voit les Little Miss Perfect se changer en Vivian Girls (les héroïnes d'Henry Darger) et chanter d'ironiques tables de la loi patriarcales ("tout père pisse au pied de l'arbre de l'oubli", page 92) ;

– dans le onzième tableau, "Adela rêve" (page 93-98), Adela erre comme un personnage de Paul Delvaux, en se comparant à Iphigénie, et assimilant Adonis autant à Achille qu'à Agamemnon, alors que Bernarda, plutôt que Clytemnestre, est (page 95) "un Agamemnon en jupes" ; elle finit par chanter, toujours à la manière de Lorca, un "Mémento" révolté ("enterrez-moi dans du feu, et je serai Chimère, et je serai Salamandre, et oiseau Phénix, et dragon" page 98) ;

– finalement, le douzième tableau, "Chanson des fillettes mortes" (pages 99-101), nous montre, sur une musique de Gustav Mahler, comment se termine la rébellion (je ne dirai pas comment, même si, comme dans tout bon théâtre épique qui se respecte, l'intérêt provient du déroulement de la pièce, et non de son dénouement).


Pris ensemble, ces douze tableaux si divers composent une manière d'itinéraire symbolique très cohérent, celui d'Adela à travers le système patriarcal ; un peu à son image, nous sommes ballottés d'un sentiment à un autre, du rire aux larmes – et cette instabilité est, naturellement, ce qui suscite la réflexion.


Au bout du compte, cette pièce brechtienne vient s'ajouter sans peine à toutes les propositions novatrices dont nous a déjà gratifiées la littérature argentine (Adolfo Bioy Casares, Jorge Luis Borgès, Ernesto Sabato, pour ne citer que trois noms ayant impacté durablement des auteurs français, comme Alain Robbe-Grillet ou Léo Henry).



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