jeudi 6 janvier 2022

En attendant Monroe

Les Filles de Monroe d'Antoine Volodine


Dans la catégorie des romans de 2021 qu'il est encore temps de lire en 2022 figure en bonne position (enfin, "figurait", pour moi, désormais) le quarante-cinquième texte des quarante-neuf qui doivent former la totalité de l'oeuvre post-exotique d'Antoine Volodine.


Chroniquant Souvenirs du triangle d'or d'Alain Robbe-Grillet, je signalais que ce dernier pouvait être vu comme un précurseur du post-exotisme, dans la mesure où il utilisait d'ores et déjà beaucoup de procédés et de thématiques codifiés ultérieurement par Antoine Volodine (dont l'onirisme et l'absence d'ancrage spatio-temporel précis).


Les Filles de Monroe viennent obligeamment confirmer cette filiation, et pas seulement parce que leur auteur signale, dans un entretien fort intéressant, avoir "beaucoup lu le Nouveau Roman" ; le projet des deux écrivains est clairement similaire, à savoir, comme le dit Antoine Volodine dans la revue Chaoïd, "décrire des mondes intérieurs, des zones où se rencontrent la pensée consciente, le fantasme et l'inconscient sous sa double forme : l'inconscient individuel et l'inconscient collectif".


Pour cela (c'est la première chose qui frappe dans Les Filles de Monroe), Antoine Volodine va recourir à un procédé cher à Alain Robbe-Grillet : la désignation du même personnage par deux pronoms différents, "je" ou "il".


Comme l'explique la bande-annonce du livre, son narrateur, Breton, "n'est pas tout à fait seul dans sa tête", il est atteint de "dispersion de personnalité" (page 71, même si l'on pourrait aussi le voir comme les écrivains siamois de Yirminadingrad) ; c'est aussi le cas chez Alain Robbe-Grillet, chez qui ce brouillage pronominal pour narrateur schizophrène se complique en outre d'une narration plus circulaire que linéaire.


Quoique, en début d'ouvrage, il décrive deux fois les mêmes scènes (le chapitre 2 répète le chapitre 1, et le 5 reprend le 4), le roman d'Antoine Volodine se déploie sur une ligne narrative beaucoup plus claire que chez Alain Robbe-Grillet, même si, comme dans toute littérature onirique qui se respecte, des passages vont – délibérément – en évoquer d'autres, antérieurs (parfois en raison de la même ambiance pluvieuse, voir plus bas, mais pas seulement).


Comme l'a fort justement signalé Colette Lallement-Duchoze, "le 'double' est au cœur de la trame narrative" des Filles de Monroe, de nombreux personnages fonctionnant par paires (parfois sur le modèle Vladimir / Estragon du Samuel Beckett d'En attendant Godot, voir le duo Kaytel / Strummheim).


Notamment, au personnage dédoublé du chamane Breton (ainsi nommé en hommage à l'André Breton de L'Amour fou, voir pages 207 ou 240) et à la femme de sa vie, Rebecca Rausch, vont correspondre, dans une autre ligne narrative, les figures du policier (et pseudo-chamane) Kaytel et de Dame Patmos, sa passion de jeunesse (plus précisément, nous suivons Breton dans les chapitres 1 à 12, 23-24, 36 à 49, et Kaytel dans les chapitres 13 à 22, 25 à 35).


Seulement, comme dans le Samuel Beckett de Premier amour, le romantisme ne sera pas au rendez-vous, et ni Kaytel ni Breton ne parviendront à ranimer les braises de leurs amours mortes, le premier par réalisme, le deuxième par idéalisme (je simplifie, bien sûr) : comme le souligne Maurice Mourier, Antoine Volodine parle avant tout de la perte des illusions, aussi bien sur le plan personnel que politique (l'un pouvant se voir comme une image de l'autre).


Au fond, Les Filles de Monroe, c'est Vertigo d'Hitchcock revu et corrigé par Samuel Beckett (voir les chroniques d'Hugues de la librairie Charybde et de Philippe Chevilley) et Frantz Kafka (l'arrestation arbitraire de Breton par des hommes en gabardine, comme au début du Procès) : comme Scottie, Breton ne parviendra pas à conserver son amour revenu D'entre les morts (titre du roman de Boileau-Narcejac qui a inspiré Hitchcock, rappelons-le).


Outre ces références externes au post-exotisme, Antoine Volodine recourt également à des références internes : Les Filles de Monroe, où un homme seul expédie depuis l'au-delà (la rue Dellwo, hommage évident à Paul Delvaux) un collectif de femmes pour réformer le Parti, c'est l'exact inverse, scénaristiquement parlant, des narrats Des anges mineurs, où un collectif de femmes envoie un homme seul rétablir le communisme dans le monde.


Bon, dans Les Filles de Monroe, les 49 chapitres ne se font pas écho autour du chapitre 25 central, comme dans Des anges mineurs, mais le chapitre 25 est tout de même l'occasion d'un changement de statut d'importance pour un des deux personnages principaux (taisons-le).


Contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer (même si Antoine Volodine ne fait sûrement pas allusion à Marylin Monroe, d'après Louis Mühlethaler), c'est bien là le seul sacrifice (tout relatif) que l'auteur fait à la narration hollywoodienne et à ses rythmes effrénés : le reste de l'ouvrage est, non sans humour, un cauchemar pour script-doctor – un cauchemar tout court en fait, mais un pur régal pour le lecteur ou la lectrice, dont les attentes se voient pourtant systématiquement déçues.


Une raison à cela : Antoine Volodine nous immerge – littéralement, vu la prégnance de la pluie – dans son univers, qu'il bâtit (comme toujours chez lui) sans mentions précises de date ou de lieu, mais au moyen de détails récurrents, qui forment "la pâte narrative originelle" du post-exotisme, à savoir "les ruines, les paysages de fin, les bruits de l'effondrement et de la pluie, le manque de lumière, les relents de l'égout et du dégoût" (voir, encore, cet entretien).


Attardons-nous un instant sur la pluie, qui est basiquement (comme le motif de l'interrogatoire) un cliché du polar : comme le souligne Jean-Noël Blanc, "la météorologie manque de clémence dans les villes du polar. C'est peu de dire qu'il y pleut systématiquement. En vérité, c'est un déluge qui s'abat sur les rues et les immeubles."


Antoine Volodine part de ce cliché, et des mots qui y sont habituellement associés (comme "crépitement") pour conférer à son roman (policier par certains aspects) une véritable "bande-sonore" (page 9), et à ses personnages un opposant presque aussi impitoyable que le vent dans La Horde du contrevent d'Alain Damasio (nous aurons le droit donc à une manière de "horde de la contrepluie").


Entre les mains expertes d'Antoine Volodine, les expressions les plus éculées acquièrent soudain une nouvelle vie : "je me retrouvais, disons tous les cent pas, trempé jusqu'aux os : tibia et péroné, sans parler du tarse", page 244, avec en prime, exactement comme chez Alain Robbe-Grillet, un discret travail sonore (allitérations en bilabiales, P, B, M, et en dentales T, D, N) et le même usage de "disons" pour signaler à quel point le narrateur invente certaines précisions (comme les noms exacts de ses tortionnaires, pages 23 et 27, ou une durée, page 239).


La langue en apparence classique d'Antoine Volodine (passé simple ; incises volontairement trop vitaminées, un peu comme dans Quitter les monts d'automne d'Emilie Querbalec) se révèle, au bout du compte, exactement comme chez le Pierre Cendors de Minuit en mon silence ou chez d'autres écrivains du tournant lexicalminée de l'intérieur :

– par des mots rares, piochés dans le Littré ("les façades grisaillaient, inanimées", page 11) ;

– par des néologismes, parfois délibérément mal formés (les adverbes dérivés de noms "somnambulement", page 227 et "hyénement", page 191) ;

– par des emprunts à cette "langue morte" qu'est, pour les personnages, l'"américain d'église" (page 216), souvent des termes techniques ("back alley" page 127 ou "battle-dress" page 258).


D'une certaine manière, cette langue légèrement à côté de la langue littéraire classique est, suivant le célèbre voeu d'Antoine Volodine dans Chaoïd ("écrire en français une littérature étrangère"), à l'image même du monde en "dégénérescence" (page 170) qu'elle décrit : la cité psychiatrique, un "dédale" (page 240) tout aussi physique que mental (comme le fait justement remarquer Colette Lallement-Duchoze, "la cité où cohabitent  vivants et morts devient par métaphore l'image de circonvolutions mentales").


Ce monde, au fond, c'est le nôtre, et Antoine Volodine est, ainsi, un des rares auteurs à écrire, suivant ses propres mots, non "pas après un désastre, mais pendant la continuation d'un désastre où tout s'aggrave, et de façon de plus en plus nette, avant un désastre annoncé".


En ces temps de campagne présidentielle sous Covid-19, où le "fractionnisme" (page 143) aussi bien que le mythe de l'homme providentiel (qu'il s'appelle Monroe ou Godot) font des ravages, pendant que les vrais sujets passent au second plan, le quarante-cinquième texte post-exotique d'Antoine Volodine est donc, incontestablement, un des rares ouvrages réellement en prise sur leur époque.



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