lundi 19 avril 2021

Citoyenne Kane

Purifiés de Sarah Kane


L'un des problèmes majeurs du roman contemporain est sans doute l'influence délétère qu'exerce sur lui la forme dramaturgique, et plus précisément la forme scénaristique : combien de romans qui ne sont, au fond, qu'alternance de didascalies et de dialogues, sans le moindre travail sur la langue ? (Cela ne signifie pas, bien sûr, que l'usage d'astuces théâtrales soit totalement à exclure du roman, court ou long : comme je l'ai déjà expliqué ici et , Catherine Dufour y parvient fort bien dans ses nouvelles, et Sébastien Juillard dans sa novella Il faudrait pour grandir oublier la frontière.)


Réciproquement, on pourrait tout autant dire qu'un des problèmes majeurs des (bonnes) pièces de théâtre, anciennes comme modernes, est de se voir rattachées à la littérature narrative, et vues avant tout comme des oeuvres écrites, au lieu des simples canevas qu'elles sont. Une (bonne) pièce de théâtre n'est, au fond qu'un support pour une représentation publique, qui peut seule lui fournir sa forme définitive, quoique éphémère. (Evidemment, cela en rend la lecture d'autant plus curieuse, puisqu'il faut suppléer par l'imagination à l'absence d'acteurs et d'actrices pour incarner ces mots et ces gestes).


De ce point de vue-là, il n'y a sans doute pas de dramaturge plus remarquable que Sarah Kane – n'en déplaise à William Shakespeare. Les 5 pièces qu'elle nous a laissées semblent tout à la fois concentrer en elles des siècles de théâtre et porter l'art dramatique à maturité, j'ai envie de dire à incandescence. Après Sarah Kane, énième "suicidée de la société", pour reprendre les mots d'Antonin Artaud, toute oeuvre théâtrale ne pourra guère qu'avoir un goût de cendres.


Chacune de ces 5 pièces à ses qualités propres : abolir la frontière entre drames privé et public pour Anéantis ; revisiter Racine de façon désabusée pour L'Amour de Phèdre ; exemplifier l'horreur de la condition humaine pour Purifiés ; décortiquer la mécanique abstraite des rapports sociaux pour Manque ; plonger dans les méandres d'un esprit malade pour 4h48 Psychose.


La pièce centrale de ce parcours magistral, Purifiés, présente l'intérêt, outre d'illustrer à merveille la poétique de Kane, de se tenir au point de jonction exact entre sa période accessible et sa période expérimentale ; c'est aussi celle qui parlera sans doute le plus aux amateurs de littérature de l'imaginaire, tant la bizarrerie et l'horreur y règnent en maîtresses absolues.


La lire en traduction est clairement moins problématique qu'avec un roman ou une nouvelle, parce que le travail principal que Kane entend mener sur la langue anglaise est avant tout, non de la faire sonner juste, mais "de donner aux mots à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves", suivant la formule célèbre d'Artaud (dans Le Théâtre et son double, page 145 de la version poche ; notez qu'il y a ici plus une influence qu'une convergence, vu que Kane n'a lu Artaud qu'après l'écriture de la pièce, selon un article de Liliane Campos).


Du reste, nous dit la traductrice, Evelyne Pieiller, Sarah Kane avait délibérément donné, dans la version originale de la pièce, la même présentation typographique aux didascalies et aux dialogues, preuve que pour elle, au théâtre, parler n'est qu'un acte de plus, parfois tout aussi ambigu qu'un mouvement : une fois de plus, Kane retrouve Artaud et son "langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée" (page 138).


De même, comment ne pas penser à Artaud en assistant, sur la scène imaginaire que nous devons ériger pour nous représenter la pièce, à "quelque chose d'aussi localisé et d'aussi précis que la circulation du sang dans les artères, ou le développement, chaotique en apparence, des images du rêve dans le cerveau" (page 141) ?


Cet enchevêtrement de plusieurs lignes narratives, suivant les 4 grandes relations d'attirance nouées dans la pièce (celle de Grace pour son frère Graham ; celle de Robin pour Grace ; celle de Tinker pour la femme du peep-show, qu'il appelle Grace ; celle de Carl pour Rod), ce n'est pas seulement une mise en pratique des idées d'Artaud, c'est aussi, et tout autant, une illustration de plus du théâtre épique de Bertolt Brecht, qui privilégie la succession saccadée de tableaux (ici 20) plutôt que le glissement continu d'une scène à l'autre, ou encore, une énième mouture du stationendrama, le drame à stations cher à August Strindberg, dans lequel la vie d'un personnage est déclinée en brèves séquences (ici 20).


Comme nous l'apprend d'ailleurs Graham Saunders dans le chapitre 4 de Love me or kill me (une des répliques emblématique de la pièce, dont il a décidé, non sans raison, de faire le titre de sa bio-bibliographie de Kane), Kane avait en vue, en écrivant la pièce, aussi bien une pièce expressionniste comme Woyzeck de Georg Büchner que La Sonate des spectres de Strindberg ; elle lorgnait également du côté du Procés de Franz Kafka et du 1984 de George Orwell, ainsi que de la crudité du théâtre élisabéthain, même si la mise en scène initiale avait choisi, non des trucages réalistes à la David Copperfield, mais des jeux de tissus symboliques (rouge pour le sang) à la Peter Brook.


Ce symbolisme est présent dès le canevas que nous lisons, notamment à travers les décors : chaque tableau, chaque station, se déroule dans un lieu précis, qui reviendra d'une scène à l'autre, et qui pourra aussi bien être une Salle Ronde (la bibliothèque, associée au personnage ignorant de Robin), une Salle Rouge (comme le sang versé lors des séances de tortures qui y ont lieu), une Salle Noire (comme l'obscurité où doit se dérouler tout spectacle de peep-show), une Salle Blanche (le sanatorium où officient les blouses blanches) que l'extérieur (la pelouse, puis la flaque de boue où se joue le destin de Rod et Carl).


Le tout compose ce que Kane nous présente comme une université, mais qui est, à l'évidence, plus qu'une école de la vie, une manière d'asile psychiatrique, sur lequel règne un docteur fou, Tinker, et où l'on désapprend à aimer à grand renfort de coups et de cachets (Liliane Campos parle très justement à ce propos de "vivisection amoureuse"). La pièce est d'ailleurs dédié aux patients et au personnel de ES3, "l'unité dans laquelle Kane a résidé dans un hôpital psychiatrique londonien" (comme l'explique Liliane Campos) : il est donc possible de la lire comme une critique de l'institution psychiatrique, mais aussi, plus généralement, comme une critique féroce de notre société et de ses normes aliénantes.


Parvenu au bout de la représentation imaginaire que nous nous sommes faite de cette pièce à la fois sombre et lumineuse, que nous reste-t-il en mémoire ? Outre le sentiment d'avoir vu dévoilée une vérité aussi profonde qu'elle est hideuse, nous avons en tête des images dignes d'un giallo de Dario Argento, mais aussi quelques répliques, comme celle-ci (page 43 de la pièce) :

"– Si vous pouviez changer une chose dans votre vie, rien qu'une, vous changeriez quoi ?

Ma vie."



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