mercredi 19 janvier 2022

Dans le labyrinthe de sa raison malade

Projet pour une révolution à New York d'Alain Robbe-Grillet


Je le disais à propos des Filles de Monroe, le projet littéraire d'Antoine Volodine, à savoir, pour le dire vite, travailler l'imaginaire du vingtième siècle via la création d'espaces plus mentaux que physiques, a un précurseur (radical) en la personne d'Alain Robbe-Grillet, que son sens du détail a pourtant fait taxer (un peu trop vite sans doute) de "réalisme".


Certes, comme l'écrit à juste titre Jean Pierrot, il a fallu attendre Dans le labyrinthe pour que l'oeuvre d'Alain Robbe-Grillet manifeste ouvertement "la dimension imaginaire et plus particulièrement onirique qu'elle recelait sans doute dès le départ", mais à partir de ce moment (1959), il devient difficile de la nier (ce que certains critiques font pourtant très bien), surtout quand l'auteur, pour enfoncer le clou, met explicitement en scène une séquence de rêve.


C'est le cas dans Projet pour une révolution à New York (1970), où le narrateur se retrouve, page 172 et suivantes, à gagner en rêve un terrain vague, délimité par une palissade de panneaux publicitaires, reprenant tous des séquences du roman, et remplis d'objets au rebut, jouant tous un rôle dans le roman – autrement dit, cet espace onirique est la matrice même du texte.


Les objets deviennent d'ailleurs aussitôt (page 175) "les pièces d'un jeu d'échec", que le narrateur, telle l'Alice de Lewis Carroll, doit s'efforcer, pour mener à bien le supplice qui l'occupe, de relier par le chemin le plus court, en se déplaçant diagonalement ou longitudinalement (telle une dame donc) sur les "cases de l'échiquier" (page 176).


Huit ans avant La Vie mode d'emploi de Georges Perec, la narration romanesque est donc envisagée sur le mode du parcours d'un espace ludique (ici plus mental que réel), plutôt que du déroulement linéaire proprement dit (même si Robbe-Grillet ne cherche surtout pas à systématiser le jeu, lui).


Du coup Projet pour une révolution à New York finit par ressembler aux discours (insanes ?) de Laura, son héroïne : "des morceaux découpés que plus rien ne relie entre eux, en dépit du ton appliqué laissant supposer un ensemble cohérent qui existerait au loin, ailleurs que dans sa tête probablement" (page 95).


Plus précisément, quand ces morceaux ne naissent pas d'un objet ("la surface du bois" se changeant page 8 en "figures humaines") ou quand ils n'y retournent pas ("la scène" de la page 28 devenant une "affiche"), ils sont raccordés de façon arbitraire (donc souvent impossible) entre eux, notamment par le narrateur (qui imagine par exemple, page 206, la fuite de Laura pour justifier sa présence dans le métro, quand il rentrait, page 167, et la retrouvait...)


Autrement dit, tout se passe comme si Alain Robbe-Grillet partait de ces "instants féconds" qui sont normalement, selon Lessing, l'apanage de la peinture, et qu'il tentait d'imaginer toutes les passerelles narratives possibles entre eux, au prix d'incohérences spatio-temporelles criantes, plutôt que de se contenter de les réunir en une intrigue linéaire.


A ceci vient s'ajouter, comme toujours chez l'auteur, l'usage de personnages archétypaux, aux noms et pronoms fluctuants (dont le docteur Morgan / Müller de Souvenirs du triangle d'or, et Laura / Sara / Claudia), dont Alain Robbe-Grillet souligne ici l'interchangeabilité par un artifice emprunté à Mission impossible (série débutée en 1966) : beaucoup de personnages utilisent en effet des "masques en plastique souple, fabriqués avec beaucoup d'art et de réalisme, qui n'ont aucun rapport avec ces grossières figures en carton bouilli dont les enfants s'affublent pour le carnaval" (page 52).


Projet pour une révolution à New York, un jeu d'enfants à la Lewis Carroll, plutôt que l'entreprise sérieuse de grandes personnes cherchant à libérer "les nègres, les prolétaires en loques et les travailleurs intellectuels de leur esclavage, en même temps que la bourgeoisie de ses complexes sexuels" (page 153) ? C'est en tout cas mon hypothèse.


Il me semble en effet que, comme dans La Maison de rendez-vous, le point focal de toutes ces scènes fantasmatiques (et souvent violentes), ce n'est pas le narrateur, qui est peut-être, ou peut-être pas, l'exécuteur d'une organisation révolutionnaire retenant captive une fillette ou une une jeune fille, Laura, mais cette prisonnière, justement, qui n'est peut-être captive que de son seul ennui (dans La Maison de rendez-vous, ce point focal était la "tenancière", et elle entendait, elle aussi, le roi Boris cogner au plafond de sa chambre).


Lisant le roman, nous évoluerions donc "dans le labyrinthe de sa raison malade" (page 92), labyrinthe matérialisé autant par le terrain vague évoqué plus haut que par la maison aux innombrables pièces où elle évolue, "avec des mouvements cotonneux de somnambule" (page 206) – ainsi, une fois de plus, Alain Robbe-Grillet se révélerait le précurseur de, par exemple, David Lynch.


Plusieurs indices étaient cette hypothèse, dont le dialogue de la page 71 ("– A quoi rêvent les jeunes filles ? – Au couteau... et au sang !") ou le fait que Laura lise des romans policiers de façon très particulière, "modifiant donc sans cesse l'ordonnance de chaque volume, sautant de surcroît cent fois par jour d'un ouvrage à l'autre, ne craignant pas de revenir à plusieurs reprises sur le même passage, pourtant dépourvu de tout intérêt" (page 85).


En ordonnant des motifs policiers (et sadiques) de façon plus tabulaire que linéaire, Alain Robbe-Grillet prend aussi acte de la diffusion massive d'un certain imaginaire dans toutes les couches de la société, comme le prouve la présence d'allusions criminelles dans la publicité de la page 159 : on n'est sans doute pas très loin du constat fait en 1967 par Guy Debord, mais ici, le spectacle, tout aussi intériorisé, semble plutôt perçu, comme dans La Maison de rendez-vous, comme une aide à la vie plus que comme une aliénation.


Le tout est raconté, comme d'ordinaire chez Alain Robbe-Grillet, au moyen de phrases "en général correctement construites, bien que parfois un peu lâches" (page 157), et marquées par de discrets jeux de sonorités ("on dirait une bête aquatique, dont les molles sinuosités se déforment sans cesse, mais sans perdre jamais leur belle symétrie", page 74, avec des allitérations en liquides, L, et en bilabiales, P, B, M).


Au final, Projet pour une révolution à New York est donc un roman aussi marquant que La Foire aux atrocités de James Graham Ballard, mais tout aussi déstabilisant pour un lecteur ou une lectrice qui ne serait pas disposé.e à "entrer dans le rêve".



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